N°13 - Contes et Récits d’enfants

Tout commença avec le premier conteur de la tribu.

Italo Calvino, La Machine Littérature

Contes populaires [1]

Nombre de figures mythiques ont bercé notre enfance, de Baba Yaga à la Fée Mélusine, en passant par les marâtres, les loups, les dragons et autres créatures merveilleuses (ou démoniaques).

Qu’ils soient d’Afrique, d’Allemagne, de Russie ou bien d’ailleurs, les contes populaires s’inscrivent dans la littérature orale et sont le support de transmission des traditions.

Le lectorat français dispose depuis quelques années de nombreux recueils de contes populaires slaves [2]. Issus du travail de collecte de philologues tels Alexandre Nikolaïevitch Afanassiev [3] et Vuk Karadzic, ces récits de traditions orales, s’ils s’adressent aujourd’hui aux enfants, étaient surtout destinés à un public adulte.

Les contes naissent de la culture et des croyances populaires et vont contribuer à la diffusion d’une littérature en langue vernaculaire dans tous les pays slavophones qui, jusqu’au XVIIIème, siècle privilégient le slavon, langue ecclésiastique.

C’est dans ce mouvement que s’inscrit la démarche de collecte de Karadzic, à l’instar des frères Grimm ou d’Afanassiev.

Au XIXe siècle, la langue d’écriture, dans l’espace d’expression serbo-croate, se réduit à la langue ecclésiastique, le slavon, perçu comme langue idéale auprès des écrivains, alors même que la paysannerie majoritaire n’y a pas accès.

La difficulté de diffusion des oeuvres va pousser les auteurs à écrire en slavo-serbe, mélange de langue liturgique et de langue populaire, bien que cette dernière soit toujours considérée comme impure, en regard de la langue ecclésiastique. [4]

D’un point de vue littéraire, l’époque retiendra surtout une grande incertitude linguistique.

Vuk Karadzic, dans l’esprit de la Réforme, va publier son dictionnaire [5], dont le corpus lexical est basé sur les chants populaires. Il détermine le peuple comme une seule communauté de langue : le peuple (narod) est à lui seul une autorité linguistique, autorité à laquelle il se réfère sans cesse :

“pisati srpskim jezikom kao sto narod govori” [6]

Vuk Karadzic, par son travail de collecte de contes et chants populaires, va contribuer à la diffusion de la langue écrite du peuple [7] et, tout comme son contemporain le folkloriste Vladimir Propp, démontre que les contes sont la survivance des rites archaïques. [8]

Les contes populaires ont donc trois critères de bases : oralité, fixité relative de leur forme, et récit fictionnel. [9]

Vladimir Propp, lorsqu’il travaille sur les contes slaves, conclut que ceux-ci ont une structure fixe que l’on peut décomposer en un nombre infini de fonctions et variantes. [10]

Le conte comme outil pédagogique : Ivana Brlić-Mažuranić et Janusz Korczak

À bien des égards, le conte possède de nombreuses valeurs thérapeutiques, et devient un outil éducatif et pédagogique au cours du XXe siècle. [11]
L’auteur croate Ivana Brlić-Mažuranić, qui s’intéressait tout particulièrement à la psyché de l’enfant, utilise la forme du conte populaire en reprenant les mêmes variables et fonctions : dans La Forêt de Stribor, il s’agit de la quête initiatique propre au conte merveilleux où sont présents l’épouse maléfique, qui est ici l’adversaire surnaturel, le jeune homme pauvre qui fera son apprentissage, et les personnages enchantés, les Domatchi, créatures empruntées aux contes populaires russes les Domovoï.

Il s’agit bien là d’un conte destiné aux enfants, contrairement aux contes populaires. Le conte relève ici de l’apprentissage, des possibles voies à suivre lors du passage à l’âge adulte et de l’égarement qui précède l’accomplissement de la maturité.

Ivana Brlić-Mažuranić restaure également la figure féminine, à travers l’image de la Mère, qui est ici l’expression de la douceur, de la compassion et de l’indulgence, par opposition aux principes d’éducation masculine de l’époque : rigidité, sévérité et moralisme.

Les contes de Korczak, quant à eux, sont difficiles à classer dans une catégorie usuelle.

Ils s’adressent aux enfants (aux futurs adultes de cinquante ans) : l’enfant est une entité à part entière, avec des émotions et des ressentis.
La réalité est le matériau brut de tous les contes de Korczak : dans une langue vive et dynamique, propre aux enfants sans jamais tomber dans l’infantilisation, Korczak nous confronte à une réalité rude et parfois cruelle, qui n’épargne jamais les plus jeunes. Le monde des adultes, ici celui du Shtetl, passe par le prisme du regard de Herschele et d’Esterka, prisme réfracteur de la pédagogie korczakienne.

Les péripéties de Herschele tiennent tout aussi bien du roman d’apprentissage, ou Bildungsroman, que de l’épopée :

Est-ce la dernière fois que je recommence mon récit de Herschele qui est parti pour la Terre Sainte et à qui le Dieu d’Israël est apparu de façon merveilleuse parmi les flammes du soleil couchant ?

Elle mettent en scène avec humour et naïveté le conflit des enfants avec le monde adulte.

Korczak, dans Herschele, n’hésite pas à transgresser la frontière entre le conte et le monde réel, par le procédé de la métalepse : Korczak intervient dans le récit, nous fait part des ses doutes et incertitudes quant au chemin que prendra Herschele. La métalepse provoque également un doute sur le lecteur : la fiction ne pourrait-elle pas rejoindre la réalité, celle d’un monde idéal pour l’enfant :

Le rêve est un programme de vie, si nous savions le déchiffrer, nous saurions que les rêves se réalisent ?

Quant aux échanges d’Esterka avec le personnage du Grand-Père (image de la sagesse et de la force tranquille, versus la Mère en butte aux attentes de l’enfant), ils sont le lieu d’une coopération réelle entre l’adulte et la petite fille, dans la sobriété d’un dialogue authentique.

Il est impossible de présenter Korczak sans évoquer sa fin tragique : le 4 août 1942, il choisit d’accompagner les deux cents enfants de son orphelinat au camp d’extermination de Treblinka. En choisissant délibérément la mort, il ira au bout de ses convictions : aider les enfants à grandir et à affronter la réalité.

"Il est impossible de laisser le monde tel qu’il est"

Sources :

Vladimir Propp , Morphologie du conte, Points Seuil, 1970

Vuk Stef. Karadzic, Actes du Colloque international tenu en Sorbonne les 5 et 6 octobre 1987

Contes populaires serbes, collection Classiques Slaves, Editions l’Âge d’homme, 1987.

Contes russes et ukrainiens, Hachette Littérature, 1999

Janusz Korczak ou Ce que laisser seul un enfant signifie, Edition du Conseil Scientifique de l’Université Charles-De-Gaulle-Lille 3, 2003

Accéder aux textes :