Seul un imbécile sculpterait ce qui ne peut être
sculpté
a dit l’imbécile
les choses telles qu’elles sont
dans les amas et monticules et les poignées vaines de l’idiot
plâtrant un empressement moite dans la longueur d’une tête
un corps friable aux pas enroulés
il ou elle
qui s’émiette toujours
remarquablement
partout
la même différente apparition inéluctable---
Se prélassant sur une chaise droite
dans une pièce ouverte sur un couloir
pour entasser les éléments
fenêtres laissées dans la crasse
Ou penché sur les boulevards vagabonds
Montparnasse large de pavés dans la circulation
et la nuit
les passants mouillés
Ou né pour ça et mourant pour
un autre verre au comptoir
en talons aiguilles
seul---
nous tous
en fluctuation
chacun comme un splendide glissement de terrain
depuis le seul angle possible :
ici.
***
Avec une main niaise saccadée
je ne peux que recommencer maintenant
ce qui ne peut être fait
des longs méandres de cela,
une autre journée dévoilée
là où le bleu du ciel est fulgurant
là où l’identité échappe concrètement
à tout ce qui existe :
À travers les arbres
les feuilles assemblent
un visage.
Depuis le haut de l’escalier
plus je regarde plus je vois moins je sais
ce que sont les troncs rugueux et les branches élancées
de même que personne ne le sait
de même que tout le monde passe simplement
pour faire le tour du pâté de maison
devant la caserne de pompiers
et y revient.
Je rédigerai
la géométrie du tout :
yeux à l’horizontale,
n
e
z
d
a
n
s
l
a
v
e
r
t
i
c
a
l
e.
Néanmoins
il ne s’agit pas de la ligne
il faut prendre en compte la circonférence
externe et interne
contingente et sauvage et infinie dans toute l’immensité
au milieu de ce buisson d’ombres de fantômes du matin
qui se transforment.
Un bouddha en argile, disent-ils,
ne traverse pas l’eau
pas plus que le bois, un feu
et l’or, un fourneau.
Les différences sont toutes les mêmes
parce que toutes différentes et
bien que le jour soit large,
sous la menace de la nuit
constamment ne se profile
aucune sortie
L’univers est partout
dans cet exact fragment
de ce moment de feuillage indéfait
désempilé
enclos
débordant sur un rectangle
dans tous les tons de verts et de marrons
solidement enchevêtré dans la très haute falaise avoisinante
mettant en défi la fiction résidentielle de la demeure.
Là
tout est illuminé
dans l’attente de la nuit
et une dissolution certaine
au milieu de notre désir.
***
L’imbécile le savait
il l’avait dit
allumant une Gitane
en costume cravate
avalant la fumée en prenant son tabouret
puis soufflant face au modèle qu’il ne pouvait garder
sans que chaque jour ne le perdre
dans la rue Hippolyte-Maindron.
***
Alors maintenant
tout a de nouveau disparu.
Ce qu’il reste est ce rien qui n’est
qu’une stupéfiante annulation du reste
simplement une inclinaison élégante de quelques lignes fines
la couleur du sang séché
avançant
en essence.
Only an imbecile would sculpt what can’t be
sculpted
the imbecile said
things as they are
in fool’s clumps and clots and failing pinches
plastering a damp headlong hurtle
a body crust-fallen in a loping gait
a he or a she
always crumbling away
impossibly
everywhere
the same different ineluctable apparition ---
Shuffling in a straightback chair
in a room off a passageway
open to collect the elements,
windows left to grime
Or slumped along vagrant boulevards
Montparnasse cobbled wide
with traffic and night,
wet passers-by
Or born to it and dying for
another drink at the bar
in spiked heels
alone ---
all of us
in flux
each a splendid slipslide
from the only possible angle
here.
***
With uneven dunce hand
I can only restart now
what can’t be done
from the long shape of this,
another curtainless day
where sky is slapping blue
where identity eludes concretely
what is all about:
Through the trees
leaves assemble
a face.
From up the stairs
the more I look the more I see the more I don’t know
of rough trunks and lean branches
as none do
as everyone is just circling
around the block
past the firehouse
and back.
I’ll write up the geometry
of it all:
horizontal eyes,
v
e
r
t
i
c
a
l
n
o
s
e.
Nonetheless
it’s not about the line
it’s about the circumference
inside and out
contingent and wild and innumerable throughout immensity
in this bush of morning ghost shadows
shifting.
A clay buddha
they say does not pass through water
nor a wood one fire
nor gold a furnace.
The differences are all the same
because each different
and although day remains broad,
under threat of darkness
there is constantly
no way out:
The universe is everywhere
at this very sliver of a
not-undone foliage moment
unstacked
walled in
overgrowing a rectangle
in every shade of green and brown
entwined hard against the neighboring high-rise cliff
defying a residential fiction of shelter.
Here
everything is illuminated
by the overhang of night
and certain dissolution
amid our longing.
***
The imbecile knew it
He said so
lighting up a Gitane
in a jacket and tie
inhaling and taking his stool seat, then
exhaling before the subject he could not keep
from losing daily
in the rue Hippolyte-Maindron.
***
Then all is now
gone again.
What’s left is this nothing
a stunning annulment of the rest
only the elegant slope of a few fine lines
the color of dried blood
essentially
moving on.
Le travail de l’artiste Alberto Giacometti est, comme toute chose, ancré dans l’impermanence. Il a donné forme à ce qui n’en a pas, par le biais de la « matière » tangible de la sculpture et la peinture. Ces modèles étaient toujours les mêmes : sa femme, Annette, son frère, Diego et quelques amis. Mais chaque jour, ces mêmes étaient différents, et ainsi recommençait-il.
Il a déclaré, un jour, qu’il serait heureux de passer sa vie à « simplement dessiner deux chaises et une table. » Il n’avait besoin de rien de spécial car tout était spécial. Et tout était toujours neuf.
Les merveilles du moment présent abondent partout, non seulement dans la plénitude lumineuse des choses telles qu’elles sont, mais aussi dans les profondeurs sombres et vides des choses telles qu’elles ne sont pas.
Alors que les mots semblent être connus, identifiables autant qu’ils sont supposer identifier, les mots du poètes – tout comme la peinture et le plâtre de Giacometti - ne sont pas connus et identifient ce qui n’est pas identifiable. Ils n’autorisent rien d’incontestable, en dépouillant le monde visible de ses attributs et en défaisant la trame serrée de sa « cohérence », laissant à nu l’essentielle « incohérence » et révélant ainsi les abondants fils cachés de ce qui réside en dedans.
Giacomettriques est l’incommensurable mesure de cela, l’incommensurable ici et maintenant.
Amy Hollowell est poète, journaliste et traductrice franco-américaine. Elle est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes, notamment Nous ici/Here We Are (édition bilingue, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015) et Giacomettrics (corrupt press, 2013).
Depuis 1983, elle est membre de la rédaction de l’International Herald Tribune à Paris et elle a contribué en tant que journaliste à d’autres publications, en Europe et aux États-Unis. Elle est aussi enseignante de la méditation Zen dans la lignée White Plum créée par Taizan Maezumi Roshi. En 2004, elle a fondé à Paris le groupe Wild Flower Zen, qu’elle continue à diriger en France et au Portugal.
Célin Vuraler est née à Paris en 1976. Elle est traductrice littéraire du turc et de l’anglais. Particulièrement intéressée par la poésie, elle a traduit essentiellement des auteurs turcs contemporains.
Traductions :
Yiğit Bener, Le revenant, (2015, Actes Sud)
Alper Canıgüz, L’assassinat d’Hicabi Bey (2014, Mirobole éditions)
Küçük İskender, poèmes pour Levée d’encre, (2013, CITL)
Ahmet Altan pour le livre de photographies de Frances Del Chele, Du loukoum au béton (2012, Trans Photographic Press)
Ayşe Gül Altınay et Fethiye Çetin, Les petits-enfants (2011, Actes Sud)
Texte de Perihan Mağden pour Passa Porta, Maison internationale des littératures, pour le projet « Lettres à l’Europe » (2011)
Textes de Yiğit Bener, en collaboration avec la Villa Gillet et la Maison des écrivains étrangers (Meet) (2011)
Yiğit Bener, Autres cauchemars (nouvelles), (2010, Actes Sud)
Textes pour une anthologie du théâtre turc, Un œil sur le bazar, (2010, l’Espace d’un instant)
Poèmes contemporains pour les revues Siècles 21 et Pensée de Midi (ex : Murathan Mungan ; 2010)
Poèmes du « Second renouveau » pour la revue Action Poétique (ex : Ece Ayhan, Ilhan Berk ; 2010)
Poèmes pour les éditions de la Biennale des Poètes en Val-de-Marne 2009 et 2010 (ex : Haydar Ergülen, Tugrul Tanyol, Gür Genç)
Demir Özlü, Un rêve de Beyoğlu (nouvelle) (2009, Petra)
Dans la revue Retors, retrouvez sa traduction du Grand poème du Moyen Orient de Küçük İskender.
Photographie : "L’Homme au doigt" d’Alberto Giacometti (Reuters).