Rêve-moi rêve-moi en hâte étoile de terre
cultivée par mes paupières prends-moi par mes anses d’ombre
affole-moi d’ailes de marbre en feu étoile étoile parmi mes cendres
Pouvoir pouvoir enfin trouver dans mon vertige la statue
d’un héros de soleil les pieds à fleur d’eau
les yeux à fleur d’hiver
Adieu le monde entre mes rêves d’adieu
les hommes
adieu les hommes et les petits villages de leurs mains
Il y a partout des épées qui me coupent
en morceaux
oh
cataractes d’épées
Cataractes d’épées c’est l’ordre en marche
c’est moi qui marche sur des cavernes
craquantes comme des crânes
Personne ne s’était encore noyé
Personne n’était jadis dans l’ombre
Aujourd’hui c’est moi mais moi ne m’ap-partiens pas plus que les oi-
seaux qui dorment dans mes
yeux ne leur appartiennent
Dans le jardin de Fray Luis
Rêve-moi rêve-moi en hâte étoile de terre
cultivée par mes paupières prends-moi par mes anses d’ombre
affole-moi d’ailes de marbre en feu étoile étoile parmi mes cendres
Pouvoir pouvoir enfin trouver dans mon vertige la statue
d’un soir de soleil les gestes à fleur d’eau
les yeux à fleur d’hiver
Toi qui, dans l’alcôve du vent, veilles [1]
l’innocence de dépendre de la beauté fugitive [2]
qui se trahit dans l’ardeur des feuilles tournées vers le coeur [3] le plus faible
Toi qui assumes la lumière et l’abîme au bord de cette chair
qui tombe à mes pieds comme un élan blessé
Toi, égarée dans des forêts d’erreur [4],
suppose que mon silence est habité par une sombre rose sans issue et sans lutte.
Voici la mer levée dans un clin d’œil de berger
voici la mer sans sommeil comme une grande peur de trèfles en fleur
et en position de terre apparemment soumise
Ils partent déjà avec leurs laines d’évidence leur nuage et leur labeur
À l’ombre d’un orme il n’y a jamais de temps à perdre
Crédule exquise l’obscurité vient à ma rencontre
Mon front abrite la croûte de pain que je porte en moi
tombé à pic sur un oiseau hésitant
Et je m’éloigne ainsi sous l’effet du piano
qui me coud aux plantes annonçant la mer
Un cerf d’automne descend boire la lune de ta main
Et maintenant à mes rivages le monde commence à se déshabiller
pour mourir d’arbres au fin fond de mes yeux
Mes cheveux se remplissent de poissons de pénombre
et de squelettes de vaisseaux inévitables
Sans chercher plus loin
tu es froide comme la hache qui abat le silence
dans la lutte entre le paysage et son coup de vue
Or lorsque le ciel exporte ses célèbres pianistes
et la pluie ennoblit l’odeur de ma personne
ô combien ton beau cœur se trahit
Suite de sons éloquents mus à scintillement, un poème est cela
et cela
et cela
Et cela qui me parvient en tant qu’innocence aujourd’hui, qui existe
parce que j’existe
et parce que le monde existe
et parce que tous les trois nous pouvons cesser correctement d’exister.
Un jour il m’arriva de percevoir sans plus l’existence d’une vitre interposée entre moi et les autres, vitre plus ou moins transparente selon les agents psychiques, de sorte que par des clairs moments je pouvais me croire à leurs côtés faisant partie de leurs soupçons mêmes. Ma vue parvint à embrasser l’ensemble : nous constituions tous un seul bouquet, bien que contemplé par deux yeux de différente couleur. Ainsi pouvait-on expliquer, celui qui me regardait étant obscur, le caractère trouble et partiel de mes sensations. Je ne me sentais être que dans une unique présence, la présence de quelque chose de difficile à discerner, et j’éprouvais le désir de casser la vitre pour me transformer en elle, la rendant identique à mes profondes envies.
Or, de temps en temps, la vitre s’éveillait ternie — on aurait dit la fin de tout —, et j’étais alors obligé de lutter contre le désir d’y tracer mon nom avec mes doigts. Je savais que cela équivalait à décréter ma mort en rédigeant mon épitaphe, à donner un nom à la mort, à l’appeler Juan ou Pedro ou Nicomedes. Enfin, je commençai à écrire un nom quelconque, Felipe, et j’entendis un petit craquement, comme si un pétale était tombé, tandis qu’un soupir montait, comme s’il faisait partie d’une balance. À travers ces lettres, il m’était possible de contempler.
Alors je vis qu’il n’y avait qu’un homme, un seul, tous les autres ayant disparu. Un homme que je n’avais jamais vu auparavant, et je compris qu’il devait s’agir de moi même. Cet homme était en proie à une grande curiosité et il allait de fleur en fleur, regardant à travers elles comme l’on regarde une femme se déshabiller à travers une serrure. Je contemplais avec une si grande attention, avec un si parfait oubli, qu’il m’était difficile de me retenir et de ne pas rompre la vitre pour me mêler à ses démarches. Je savais bien qu’ELLE se trouvait là, et que ma place m’était usurpée. Je me disais : moi, moi, c’est moi... et je me sentais dépouillé de quelque chose, comme une boîte sans couvercle, inachevé, non fermé. Je tournai la tête pour pouvoir partager mon malheur. Et je trouvai des milliers de visages répétés comme les motifs du papier peint d’une chambre, éclairés par une lumière qui leur venait de l’intérieur. Tous les mots étaient là aussi, mais dépourvus de toute volonté et sans signification. L’un des visages disait : graisse, graisse, et il pleurait à flots. Je souhaitais connaître le contenu de ce mot parce que j’étais jaloux de ses larmes et je voulais pleurer plus que lui.
Quelqu’un arriva en disant : — Ô, c’est toi alors ? - Oui, c’est moi, répondis-je, mais, en réalité, je ne savais pas ce que cela voulait dire ; — Moi, c’est moi. Or, un autre s’écria : — Ô, ce n’est pas possible ! Moi c’est moi — Quel malentendu !, intervint un troisième ; Toi, tu n’es pas moi, toi c’est toi... — Non, désolé, corrigea un autre ; Moi c’est moi.
Mais une voix s’écria : — Je suis celui qui est appelé à pleurer ( Depuis le début on attendait ce moment ) Moi va se séparer, moi va partir, il faut partir. Je suis celui qui est appelé à pleurer.
Alors tous se mirent à pleurer comme si peut-être autrefois ils avaient déjà été des rivières.
Et tous se surveillaient, jaloux comme des répliques [5].
Suéñame suéñame aprisa estrella de tierra
cultivada por mis párpados cógeme por mis asas de sombra
alócame de alas de mármol ardiendo estrella estrella entre mis cenizas
Poder poder al fin hallar en mi vértigo la estatua
de un héroe de sol con los pies a flor de agua
los ojos a flor de invierno
Adiós el mundo entre mis sueños de adiós
los hombres
adiós los hombres y los pueblecitos de sus manos
Por todas partes hay espadas que me cortan
en pedazos
oh
cataratas de espadas
Cataratas de espadas es el orden en marcha
soy yo quien ando sobre cavernas
que crujen como cráneos
Nadie se había ahogado aún
Nadie estaba antaño en la sombra
Ahora soy yo pero yo no me per- tenezco al modo como
los pájaros que duermen en mis
ojos no les pertenecen
En el huerto de Fray Luis
Suéñame suéñame aprisa estrella de tierra
cultivada por mis párpados cógeme por mis asas de sombra
alócame de alas de mármol ardiendo estrella estrella entre mis cenizas
Poder poder al fin hallar en mi vértigo la estatua
de un héroe de sol con los pies a flor de agua
los ojos a flor de invierno
Tú que en la alcoba del viento estás velando
la inocencia de depender de la hermosura volandera
que se traiciona en el ardor con que las hojas se vuelven hacia el pecho más débil
Tú que asumes luz y abismo al borde de esta carne
que cae hasta mis pies como una viveza herida
Tú que en selvas de error andas perdida
Supón que en mi silencio vive una oscura rosa sin salida y sin lucha
He aquí el mar alzado en un abrir y cerrar de ojos de pastor
he aquí el mar sin sueño como un gran miedo de tréboles en flor
y en postura de tierra sumisa al parecer
Ya se van con sus lanas de evidencia su nube y su labor
A la sombra de un olmo nunca hay tiempo que perder
Crédula exquisita la oscuridad sale a mi encuentro
Mi frente abriga la corteza del pan que llevo adentro
cortado a pico sobre un pájaro inseguro
Y así me alejo bajo la acción del piano
que me cose a las planta precursoras del mar
Un ciervo de otoño baja a beber la luna de tu mano
Y ahora a mi orilla el mundo se empieza a desnudar
para morirse de árboles al fondo de mis ojos
Mis cabellos se llenan de peces de penumbra
y de esqueletos de navíos forzosos
Sin ir más lejos
tú eres fría como el hacha que derriba el silencio
en la lucha entre el paisaje y su golpe de vista
Más cuando el cielo exporta sus célebres pianistas
y la lluvia ennoblece el olor de mi persona
cómo tu hermoso corazón se traiciona.
Sucesión de sonidos elocuentes movidos a resplandor, poema es esto
y esto
y esto
Y esto que llega a mí en calidad de inocencia hoy, que existe
porque existo
y porque el mundo existe
y porque los tres podemos dejar correctamente de existir.
Un día me sucedió que percibí sin más la existencia de un vidrio intercalado entre los demás y yo, vidrio más o menos transparente según los agentes psíquicos, de manera que por claros momentos podía creerme a su lado formando parte de sus mismas sospechas. Mi vista llegó a englobar la unidad conjunta ; constituíamos todos un único ramillete aunque contemplado por dos ojos de diferente color. De este modo se explicaba, siendo el que miraba oscuro, lo turbio y parcial de mis sensaciones. Sentía no ser sino en una misma presencia, la presencia de algo difícil de discernir, y experimentaba el deseo de romper el vidrio para convertirme en ella, haciéndola idéntica a mis profundas ansias.
Mas el vidrio, a veces, amanecía empañado -se hubiera dicho el final de todo-, viéndome entonces obligado a luchar contra el deseo de trazar en él mi nombre con el dedo. Sabía que hacerlo equivalía a decretar mi muerte redactando mi epitafio. Equivalía a dar un nombre a la muerte, llamarla Juan o Pedro o Nicomedes. Al fin empecé a escribir un nombre cualquiera, Felipe, y oí un pequeño crujido como si un pétalo cayera, mientras que, como si formara parte de una balanza, se elevaba un suspiro. A través de esas letras me era dado contemplar.
Y vi que no había sino un hombre, uno solo, habiendo todos los demás desaparecido. Un hombre que nunca había visto anteriormente y comprendí que debía tratarse de mí mismo. Era ese hombre presa de una gran curiosidad e iba de flor en flor mirando a través de ellas como se mira por el ojo de una cerradura a una mujer que se desnuda. Contemplaba con tan grande atención, con tan perfecto olvido, que me era difícil contenerme y no romper el vidrio para mezclarme a sus diligencias. Sabía yo que ELLA se encontraba allí y que me era mi lugar usurpado. Decíame : yo, yo, soy yo... y me sentía huérfano de algo, como una caja sin tapadera, inacabado, no cerrado. Me volví entonces hacia atrás para hacer compartir mi desventura. Y encontré mil rostros repetidos como los motivos de un papel pintado de una habitación, e iluminados por una luz que les llegaba de dentro a fuera. Todas las palabras estaban asimismo allí, pero desprendidas de toda voluntad y sin significación. Uno de ellos decía : grasa, grasa, y lloraba a raudales. Yo anhelaba saber el contenido de esa palabra porque tenía celos de sus lágrimas y quería llorar más que él.
Alguien llegó diciendo : — Oh, ¿eres tú ? - Sí, soy yo, respondí, mas sin saber en realidad lo que esto quería decir ; -Yo soy yo. Pero otro exclamó : -¡Oh, no es posible !Yo soy yo — ¡Qué equivocación !, intervino un tercero ; Tú no eres Yo, tú eres Tú... -No, perdón, corrigió aún otro ; Yo soy yo.
Pero una voz exclamó :-Yo soy el llamado a llorar (Desde el comienzo se estaba esperando este instante) Yo va a separarse, yo va a partir, es preciso partir. Soy el llamado a llorar.
Entonces todos se echaron a llorar como si en un día quizá lejano hubieran sido ya ríos.
Y todos se vigilaban envidiosamente como moldes.
Ce fut ce dernier qui initia Larrea à l’esthétique avant-gardiste. Huidobro, lui-même poète bilingue, encouragea Larrea à adopter le français comme langue littéraire. Les trois parties les plus longues de Versión celeste - Ailleurs, Pure perte, Version céleste — contiennent des poèmes écrits directement en français, tandis que seulement deux — Metal de voz [Métal de voix] et Oscuro dominio [Obscur domaine] — sont rédigées en espagnol.
Depuis combien de siècles vivons-nous des choses authentiques qui ne soient pas importées ? Voilà pourquoi notre langue est tellement grinçante et malhabile, et rare est la page qui sente les lèvres fraîches plutôt que le dictionnaire — Larrea - Presupuesto vital [Manifeste vital]
Un exemple d’auto-traduction
La priorité donnée au français comme langue poétique obéit avant tout à des raisons esthétiques mais Larrea ne renonce pas pour autant à l’espagnol. A partir du poème En costume de feuilles mortes - accompagné ici de la traduction de Luis Felipe Vivanco, Larrea écrit en espagnol le poème Espinas cuando nieva qui sera publié en 1928 dans un numéro monographique de la revue Carmen consacré au poète espagnol du XVIe siècle Fray Luis de León. Larrea ne se limite pas à traduire librement son propre poème ; il l’adapte entièrement à une sensibilité espagnole "plus imprégnée de classicisme"
Au début de sa carrière poétique, Larrea a rejoint le Creacionismo [Créationnisme] de son ami Huidobro. Selon ce mouvement d’avant-garde, le poète ne doit pas imiter les réalités externes de la nature, mais sa puissance créative intérieure. Le but est de transformer le poème en une réalité aussi vivante et autonome que possible. "Ô poètes, ne chantez plus la rose / faites-là fleurir dans le poème" : tel est l’idéal exprimé par Huidobro dans son Arte poética [Art poétique] qui s’oppose frontalement à l’écriture automatique vantée par le Surréalisme. Un poème comme El mar en persona (1928) témoigne de la recherche créationniste de sonorités et d’images surprenantes, sans rapport de subordination avec la réalité extérieure :
La poésie de Larrea accuse par ailleurs la profonde influence du Surréalisme. Rien que les magnifiques titres de quelques-uns de ses poèmes français — Ballade de nos dents en or, Sourde oreille, Ce qui manque à une guitare pour pourrir à l’aise, Soeur inachevée, Gouffre en fonctions, Autopsie de l’eau, Machine de paupières à s’envoler — témoignent d’une imagination et d’un humour proches de l’école d’André Breton. Face à l’insistance de Huidobro sur l’importance du poète -"le poète est un petit dieu"- Larrea, dans son poème Razón (1926), fait de la contingence la condition de possibilité de l’activité poétique :
Progressivement, Larrea s’est éloigné aussi bien du Créationnisme que du Surréalisme. Il reproche au premier mouvement de se limiter à des expériences linguistiques plus ou moins ingénieuses sans chercher un sens supérieur à la poésie et, au deuxième, d’avoir abouti à une hypertrophie du moi. "Ils étaient dans la littérature", écrit Larrea des Surréalistes, "Moi, j’étais plutôt dans la frontière du silence.". Son oeuvre s’est constituée en même temps comme une déconstruction de plus en plus rigoureuse de l’identité et du langage. Le poème Cavidad verbal, inclus avec d’autres poèmes en prose dans la section Oscuro dominio (1926-1927), illustre cette recherche des limites de la poésie que favorise sans doute le fait d’écrire dans une langue étrangère particulièrement apte "à exprimer esthétiquement mes états de conscience essentiels, désarticulés, obscurs, difficiles" (Prologue de l’auteur à Versión celeste). La quête radicale de Larrea aboutit finalement à l’abandon de l’écriture poétique après 1933, même si, par la suite, il publia de nombreux essais d’anthropologie culturelle et de critique littéraire.
[1] Le verbe espagnol "velar" peut avoir deux sens entièrement différents: "voiler" et "veiller" (un mort). En français il n’est pas possible de conserver l’ambigüité et nous avons donc opté pour l’une des deux interprétations possibles.
[2] "Volandera" est un adjectif archaïsant en espagnol, souvent utilisé par les écrivains espagnols du Siècle d’Or comme Fray Luis.
[3] "Pecho" en espagnol veut dire littéralement "poitrine". Outre le fait que le mot n’est guère poétique en français, son utilisation métonymique pour désigner le « cœur » est très fréquente dans toute la tradition lyrique espagnole.
[4] L’ordre syntaxique français étant plus stricte que l’espagnol, il n’était malheureusement pas possible de conserver l’hyperbate de l’original espagnol. La traduction " toi, dans des forêts d’erreur égarée" présentait en plus une ambiguïté fâcheuse, puisque "erreur" est féminin en français.
[5] Littéralement: « jaloux comme des moules » ce qui, en français, a un double sens gênant qui n’est pas du tout présent dans l’original.
[6] Traduction de Luis Felipe Vivanco