Velimir Khlebnikov

Ô pèlerin, tu as vu

Comme le cheval parfois,

Ereinté, l’œil sauvagement aux abois,

Sur la surface des eaux, tranquilles et bleues,

Répand l’écume ?

Tu sais que les chevaux qui

Souffrent et endurent

Pleurent de l’écume ? Les larmes leur manquent.

Ô pèlerin, vois là-bas ce nuage

De si loin tout noir, aux bords déchirés,

Seul dans l’azur des cieux.

Sache que la terre a laissé échapper

Sur les eaux azurées des cieux

Au moment de souffrir - au moment de choir sous le joug du destin,

A laissé échapper cette écume.

Au moment où des lèvres les plus humbles

Est prêt à jaillir l’anathème…

Ainsi parlait l’arabe aux cheveux blancs,

Assis sur une pierre vieille comme le monde

Et qui dérangeait à l’aide d’un bâton la course ruisselante des flots.

1904

Sur une branche étaient perchés

l’oiseau de colère

et l’oiseau d’amour.

Descendit sur la branche

l’oiseau de sérénité.

En s’égosillant,

L’oiseau de colère s’envola

Et l’oiseau d’amour le suivit

Aussitôt.

1905-1906

L’axomonde des étoiles,

Je m’olance comme une roue

Dans l’envol sur l’abîme,

En touchant le bord d(e) l’abîme

J(e) m’initie aux paroloues.

1907

JOURORE TOMBALE

— Dis, enfant de la vive sagesse :

Quand seras-tu sac à vers,

Sac serré à en étouffer,

Plein jusqu’aux yeux ?

— Je serai l’amant des étoiles,

Je commanderai, flattant,

La cavalerie stellaire

Aux crinières dans le vent.

Ayons égard, inclinons-nous,

Jusqu’à terre,

Devant l’enfançon.

1907

J’ai su les nombres,

Compris la vie.

Je flatte sans sens,

Moi-chant sans dit.

Héros des légendes et des rêves – sabots…

Il aime, le farouche, la course à l’oubli…

Aurores - visages,

Nuits - nuques.

Moi-deiscules de la liesse…

Étrier disparaissant…

1907

Traduit par Nicolas Balzamo, Oxana Bloch-Kostuk, Sarah Cillaire

Странник, ты видел,

Как конь иногда,

Замученный, дико оком поводя,

На тихую поверхность вод голубых

Пену ронял ?

Ты знаешь, что кони

В страдании и муках

Пеною плачут ? Cлез у них нет.

Странник, взгляни вон на то облако,

Чернеющее, с разорванными краями,

Одно на лазури небес.

Знай - это земля уронила

На лазурные воды небес

В миг страдания, - миг падения под ярмом судьбы,

Ту пену уронила,

В миг, когда проклятье с уст кротких

Дерзко сорваться готово…

Так говорил седобласый араб,

На камне - ровеснике мира - сидя

И посохом ручья тревожа многоструйный бег.

1904

На ветке

Сидели птица гнева

И птица любви.

И опустилась на ветку

Птица спокойствия.

И с клекотом

Поднялась птица гнева.

А за ней поднялась птица

Любви.

1905-1906

Мирооси данник звездный,

Я омчусь как колесо,

Пролетая в миг над бездной,

Задевая краем бездны,

Я учусь словесо.

1907

ГРОБАТАЯ ЯВЬ

— Будрое дитя, мови :

Когда будешь червивым мешком,

Мешком туго завязанным,

Полным до краев ?

— Буду любимцем звезд !

Буду, балуя, править

Звездной конницей

Сполохогривой.

Поклонимся, в знак внимания,

До пояса

Будрому дитяти.

1907

Познал я числа,

Узнал Я жизнь.

Я лесть без смысла,

Я песнь немизи.

Былеликий, сны – копыта…

Милый диким бег в забытое…

Зори – лица,

Ночи – темя.

Я веселия божницы…

Улетающее стремя…

1907

Par Velimir Khlebnikov

Vélimir Khlebnikov (1885-1922)
Au début du XXe siècle, après des études en mathématiques et en sciences naturelles, Velimir Khlebnikov part à Saint-Pétersbourg étudier les langues orientales et la philologie slave. Là-bas, il rejoint l’avant-garde du modernisme littéraire. La Tentation du pêcheur, son premier texte publié en 1908, surprend par la profusion de ses néologismes. Il s’achève sur ses mots :

Le loup vestigifique hurla, en apercevant un cerf stellicorne. Et l’univers entier n’était que le bec large ouvert d’un corbeau. Mais un universalien sourire ne quittait pas son visage et le temps ne se lassait pas de tenir sous son bras une noire béquille… Traduction de Jean-Claude Lanne

Avec La conjuration par le rire, paru dans Le Studio des Impressionnistes en 1910, Khlebnikov écrit un texte-manifeste qui fait de lui l’inspirateur du futurisme russe, qu’il nomme boudetlianstvo ou « futurianisme » :

Ô, ériez, rieurs ! Ô, irriez, rieurs ! Ceux qui rient de rires, ceux qui rièssent rialement Ô, irriez riesquement !
Extrait – traduction de Jean-Claude Lanne

Absorbé par les lois numériques et universelles, Khlebnikov élabore une théorie du temps circulaire qu’une langue devenue prophétique serait à même de traduire et d’annoncer. Ses recherches scientifiques et poétiques l’amènent à utiliser cette langue d’outre-entendement, le Zaoum - littéralement « surraison », langue stellaire censée pallier la langue du figurable qualifiée par lui de « pauvre aboiement signifiant ». S’il parvient à maîtriser la temporalité par la création d’une langue qui saisit l’instant et préfigure le futur, l’artiste peut alors construire la vie.
Dans les cinq poèmes de jeunesse qui suivent, on pressent la conception globale de l’univers chère à Khlebnikov dans lequel le « Je » du poète n’est pas assujetti au principe d’identité. On y trouve également le goût des archaïsmes et des néologismes qui caractérisent son écriture, la référence au folklore russe – le futurisme russe se démarque déjà de son homologue italien. Certains vers respectent une versification classique, basée sur un principe syllabo-tonique, que nous avons essayé de préserver par le rythme.