Marko Ristic

Turpitude

Je raille son abondante et pléthorique rêverie d’un sculptural âge d’or

Sa douce et onirique superstition aux marges claires obscures

Sur la bordure mélancolique de l’indolence sa main frissonne encore une dernière fois

La souffrance se transforme otage d’une vision mnémotechnique mutilée et en rien

Les traces d’un refrain retentissant contrastent avec le reliquat d’un effréné frisson

Un misérable roseau titube et sacrifie son aridité poussiéreuse à des champignons blancs

Comme lorsque le soleil exerce un tourbillon d’infamie autour duquel se rassemblent les grillons [1]

L’inconsciente écharde d’un devenir ancestral et antérieur dans l’œil d’une locomotive fumigène

Le cœur d’avant dernières pantoufles vespérales et la cendre de tous les cendriers diplomatiques

Des voiles imaginaires déployées [2] au-dessus d’un plasma en branle dans une passion cul-de-sac

Dans les doux bas-fonds des pulsions sexuelles en avalanche contre le roc d’un littoral lunaire

La mer flétrie la mer chimérique monotone immonde égouttée labourée fauchée

Le spectre de la grande voie lactée dans une éloquente luminosité d’illogisme et l’horreur et l’horreur

Je raille sa confiance en la rêverie vide et écumée dans l’œil de grenouille

Chacune de ses prédictions de beau parleur sur les rives d’un lac insipide où hennit un cygne noir

Ce perroquet au long cou sans égard pour le jour pourrit sa dernière chanson de papier

Dans une acrobatique écaille d’éboulement tombe et chancelle un insolent pean [3]

Une nuée d’oiseaux verruqueux dans un râle concourt avec un immense archéoptéryx

Les fondations éphémères d’un avant déluge capitaliste se lézardent et craquèlent comme le sel dans la boue

Les vertigineux toboggans pneumatiques de l’Histoire se ruent sur chaque mamelle nue

Les Dodoles [4] à travers les siècles se déhanchent sur les sentiers et s’enroulent autour de la caverne de l’homme du paléolithique

Autour des forteresses féodales autour des turbines autour du Parthénon autour du palais Riunione à Belgrade

Les forêts préhistoriques et marécageuses dans lesquelles l’inventeur de la machine à coudre [5] s’accroupit se réveillent

Elles s’étirent avec leurs lascives et inextricables lianes et en silence gémissent dans la sueur

Suintent alors de leurs pulpeux et gigantesques feuillages tout un tas de boutades

Sur l’addition de Bernard Shaw de Sarah Bernhardt et aussi du président de la république d’Uruguay [6] dont je ne connais pas le nom

Son nom à elle est Turpitude et elle vit dans un gratte-ciel imaginaire de cristal d’aluminium et de vernis

Qui se dresse élancement sur un tronçon parmi des peaux et des crânes d’agneau qui puent

Dans Trstenik elle rêve son rêve paradisiaque et argenté fait d’écume céleste et immaculée

Dans Trstenik elle tisse son soyeux tissu de magie opiacée [7] et de bleus fantasmes

Là elle veille sur l’extase et le silence par son beuglement délirant tandis que la cloche sonne et somme [8]

Je la raille elle et perfidement je tourne autour de son nombril sournoisement je renifle son odeur

Les sabots battent vertement sur le pavé leurs mélodies du vainqueur tels de fringants moreaux

Et détonnent les pneus d’automobiles comme des grappes où crépitent la volupté et l’ivresse d’une récolte

Regarde le poisson de la solitude mollement et bêtement frappe sur la vitre de son aquarium de verre

Dans lequel la Turpitude ronge une quenouille et enduit ses ongles d’un vernis à l’odeur de bonbons

De bonbons bon marché de quelques noms et dans Trstenik où personne ne perd le droit de rêver

Je raille la Turpitude à un tel point que ne me dévorent pas petits pourceaux et teignes

Alors je vois moi aussi sa vision du bonheur et je déploie sur les portes cochères d’une ville future l’amour

Je frémis comme elle à la pensée de la volupté que sur ses seules épaules elle porte comme une fourmi

Afin que les villages de nègres chancellent et exultent à travers des bibliothèques embaumées

Comme une nuée de sauterelles à travers les fertiles champs banates [9] et comme le choc d’un nuage d’acier à travers une église

Où hagards de sournois diacres pillent le butin de ce monde-ci et de celui-là

Afin que se réjouissent les loups auxquels dès aujourd’hui les meilleurs dentistes de l’enfer aiguisent les dents

Pour un festin de folie où tourbillonneront le béton et l’acier des bureaux de changes frontaliers

Les mers bouillonnantes et la mappemonde jaillissante de lave peut-être déraillant par la tangente

Mais là même où la Turpitude aura son rôle majestueux de la vengeance et de la consolation

Traduit par Karine Samardzija

Turpituda

Rugam se njenom gustom preopterećenom sanjarstvu o zlatnom izvajanom dobu

Slatkom sanjivom praznoverstvu osenčenih i blistavih rubova

Na setnom porubu nemara njena ruka drhti još poslednji put

Trpljenje se preliva u plen osakaćene mnemotehničke vizije i ni u šta

Tragovi zvonke pesme odudaraju od zaostataka neobuzdanog drhtaja

Ništavna rogozina tetura se i žrtvuje svoju jedinosušnu prašinu belim
gljivama

Kao da sunce upražnjava jedno zakovitlano beščašće oko koga se skupljaju popci

Nesvesno iverje drevnog prethodnog bivanja u oku dimljive lokomotive

Srce u pretposlednjim večernjim papučama i pepeo iz svih diplomatskih pepeonica

Nestvarna jedra razapeta preko uzdrmane plazme u ćorsokacima strasti

U mekim budžacima zgrudvanog seksualnog nagona i na stenama kršne obale

More ustalasano more utvarno jednoliko pogano isceđeno preorano pokošeno

Sablast velikog mlečnog puta u rečitom sjaju nelogičnosti i užasa i užasa

Rugam se njenom pustom zapenušenom poverenju u žablje oči maštanja

Njenom svakom slatkorečivom gatanju na obali bljutavog jezera gde rže crni labud

Svoju poslednju pesmu od papira ta dugovrata papiga bez obzira na dan koji trune

U vratolomnoj kraljušti survavanja i pada spotiče se drski jodlerski pean

Jato krastavih ptica selica nadmeće se u groktanju sa debelim arheopteriksom

Poljuljane osnove predeluvialnog kapitalizma pucaju i pucketaju kao so u škripcu

Vrtloglavi gumeni tobogani istorije ustremili su se na svaku razgolićenu dojku

Dodole vekova klate se po stazama koje vijugaju oko pećine krapinskog pračoveka

Oko feudalnih tvrđava oko turbina oko Partenona i oko palate Riunione u
Beogradu

Močvarne preistoriske šume u kojima čuči pronalazač šivače mašine bude se

Protežu se svojim lascivnim i nerazmrsivim lijanama i tiho stenju u znoju

Koji im kaplje sa mestanog i napućenog gigantskog lišća punog dosetaka

Na račun Bernarda Shawa Sare Bernhard i predsednika Republike Urugvaj kome ne znam ime

Ime joj je Turpituda i živi u imaginarnom oblakoderu od kristala aluminiuma i laka

Koji se vitko uzdiže usred jagnjećih koža što smrde i jagnjećih glava na panju

U Trsteniku sanja ona svoj rajski srebrni san od neoskrnjavljene pene nebeske

U Trsteniku plete ona svoje svileno pletivo od opiumskih čari i plavih fantazama

Tu bdi nad zanosima i nad tišinama svog muklog deliriuma dok zvono zvoni i zove

Rugam joj se i podlo obilazim oko njenog pupka podmuklo njušim njen miris

Kopita oštro trzaju po kaldrmi svoju pobedničku ariju gizdavih vranaca

I pucaju automobilske gume kao grozdovi iz kojih pršti slast i opojnost berbe

Gle riba samoće pipavo i glupo udara u staklo svog polustaklenog akvariuma

U kome Turpituda preslicu grize i nokte svoje maže lakom što miriše na bonbone

Na jevtine bonbone kakvih ima i u Trsteniku gde niko ne gubi pravo da sanja

Rugam se Turpitudi tek samo toliko da me ne podeju mali prasci i moljci

A njenu viziju sreće vidim i ja na raskriljenim kapijama budućeg grada ljubavi

I drhtim kao i ona od pomisli na slast koju u samom svom telu ona nosi kao mrav

Da bi se crnačka sela teturala i likovala preko balsamonavih biblioteka

Kao roj skakavaca preko žitnih banatskih polja i kao udar olovnog oblaka preko crkve

Gde unezvereno i mučki đakoni predu svoju grabež od ovog i od onog sveta

Da bi se radovali vuci kojima već danas najbolji zubni lekari pakla oštre zube

Za jedan bezuman pir u kome će se kovitlati beton i čelik svih karaula novca

Uzavrela mora ključati od lave i zemljina kugla možda skliznuti tangentom

Ali u kome će i Turpituda imati svoju veličanstvenu ulogu osvete i utehe

Par Marko Ristic

Marko Ristic (1902-1984)
Issu d’une vieille famille belgradoise, il est le chef de file du mouvement surréaliste serbe. C’est la culture française qui offre son cadre au jeune écrivain. Francophile il collabore étroitement avec André Breton et entretient tout au long de sa vie d’intenses échanges avec lui.

Il introduit le premier Manifeste du Surréalisme (1924) dans la revue Svedocanstva, quelques mois après sa parution en France. Il est alors rejoint par pléthore de jeunes écrivains tels que Dusan Matic, Monny de Boully, Dorde Kostic, tous, notons-le, francophones.

Le mouvement suscite un vif intérêt dans le milieu intellectuel belgradois. Cependant, ces jeunes avant-gardistes vont vite être contestés. On leur reproche une trop grande influence française, ce qui leur vaut également d’être taxés d’arrogance, voire de pédanterie. Ristic se heurte donc, dès ses premières publications, à l’incompréhension de ses contemporains.

Ristic publie ses premiers ouvrages dans les années 30-40 alors que la toute jeune Yougoslavie sort difficilement de cinq siècles de domination extérieure (successivement ottomane et austro-hongroise). Ce contexte historique rend l’accès aux courants littéraires mondiaux difficile, et le patrimoine culturel yougoslave reste assez modeste. N’oublions pas que la notion de langue littéraire serbo-croate n’apparaît qu’au XIXe siècle avec l’Accord de Vienne, mené par Vuk Karadzic et Ludevit Gaj.

L’extrait du poème Turpituda est assez représentatif de cette génération d’écrivains et de son mouvement. Le Passé, obscur, sale, décadent, se trouve confronté à un avenir tout aussi brutal que menaçant.

De cette confrontation incongrue, d’où émanent anxiété et noirceur, va naître une envolée onirique enivrante et magique. Le texte, malgré toutes ses ombres, insuffle un parfum de rêves, qui fera triompher la Turpitude, fusion d’un passé, encore proche, sombre et archaïque, et d’un monde moderne apportant peu d’espoir.

[1Jeu de mots sur popovi « popes » au pluriel et popci « grillons », soit insectes « habillés » en noir

[2razapeta « déployé » : on perd l’allusion à « crucifié » qui existe dans la polysémie du mot « razapet »

[3Péan : chant en l’honneur d’Apollon

[4Dodoles : jeunes filles qui en période de sècheresses chantent pour attirer la pluie tout en versant de l’eau sur les passants et se laissant arroser par eux.

[5Voir Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, Robert Laffont, 1980, chant VI, p.743 : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »

[6Lautréamont est né et a grandi en Uruguay.

[7Peut-on voir là une référence à l’opium de Baudelaire ?

[8Jeu de mots en serbo-croate, zvono zvoni i zove, littéralement « la cloche sonne et appelle »

[9Région de Vojvodine