Partie VI

Tous dorment. La rivière Tsavo. ISHVAR est étendu endormi. Il délire.

ISHWAR (se met soudain à hurler)

Retrouver, retrouver, retrouver Fateh ! Vira, je suis ton Ranjha, venu par-delà la rivière Chenab pour t’arracher au Khelda – Non ! Non ! Je ne l’ai pas touchée ! –

FATEH

Chut… Ishwar… Chut…

ISHWAR

Fateh – Fateh – ki horeya ? [que se passe-t-il]

FATEH

Tu as la fièvre yaar – ton front est plus chaud que le miti [poussière] dans le désert du Taru. Les moustiques, Ishwar, tu as attrapé la malaria. Le remède du docteur demande du temps, essaie de dormir.

ISHWAR

Les lions…

FATEH

Une chose à la fois, Ishwar. Tu n’as pas à avoir peur. Le sahib Patterson est dans la jungle – il passe la nuit dans l’arbre qui ombrage notre camp. Si un lion s’approche, il lui tirera dessus.

ISHWAR

Tue-moi, Fateh – tue-moi avant que les lions ne me mangent !

FATEH

Il ne va rien t’arriver ! Chut, chut…

ISHWAR

Chaud – si chaud – Je tremble de froid…

FATEH

Bientôt, ça ira mieux…

ISHWAR

Là où on travaillait, près de la rivière, tu as vu la fourmilière ? Des millions de fourmis qui n’arrêtaient pas d’aller et venir. Des grains – elles ressemblaient aux grains que je donnais à Vira… Est-ce que son chukki n’est pas rouge aussi ?

FATEH

Je ne sais pas – peut-être…

ISHWAR

Oui, rouge. Dedans, la reine, c’est Vira, maharani de tous les grains alentour, qu’elle moud et moud pour faire des rotis…

FATEH s’allonge pour dormir à côté d’ISHWAR.

Un lion apparaît.

LION

Un désert tu as fui –

FATEH

Un océan j’ai traversé –

LION

Pour te coucher ici dans la savane où je vis.

FATEH

Je ne suis pas le bienvenu ?

LION

Quelle importance ? Les rails d’acier passeront sur ma poitrine, les tribus deviendront étrangères dans leurs propres maisons…

FATEH

Que feras-tu ?

LION

Ce que je dois. Es-tu capable de rester seul, l’œil fixé sur un troupeau de bêtes, à guetter patiemment ta proie ?

FATEH

Quel est mon destin ?

LION

Quand tu pourras rester seul, alors naîtra Kala Singha – le Lion Noir !

Le lion s’attaque à un corps endormi étendu près de FATEH. Cris, coups de fusil. PATTERSON émerge du tohu-bohu, passablement énervé.

PATTERSON

Et merde ! Il était dans mon viseur, je voyais déjà sa tête comme un trophée à mes pieds – et voilà que la plateforme s’effondre ! J’avais dit que la plateforme devait être fixée aux branches!

FATEH

On l’a testée ce matin, Sahib…

PATTERSON

Il a attrapé quelqu’un ?

FATEH

Malang, fils de Sher Singh de l’état …

PATTERSON

Quel numéro ?

FATEH

Quarante-quatre, Sahib.

PATTERSON

Ça fait 29 coolies tués par ce sale lion –

FATEH

Et bien plus d’Africains, Sahib.

PATTERSON

Sans doute…

FATEH

Peut-être, Sahib, que c’est un messager des dieux, venu nous avertir –

PATTERSON

Nous avertir ? C’est une bête – une bête, pas une de vos divinités ! Ici, au cas où vous ne le sauriez pas, nous ne somme pas en Inde. Ici, c’est une règle plus simple qui marche – tendez le piège adéquat pour votre proie.

FATEH

Nous devrions retourner à Mombasa, Sahib –

PATTERSON

C’est un mangeur d’hommes – tu as une idée de ce que ça veut dire ? C’est lui ou moi ! Tuer ou être tué, c’est ce qu’on appelle la loi de la jungle. Non, cette bête a l’odeur de l’homme dans les narines et ne s’arrêtera que lorsqu’elle aura épuisé son tout nouveau plaisir… Je satisferai peut-être son désir…

FATEH

Sahib … ?

PATTERSON jette un regard circulaire. Il aperçoit ISHWAR.

PATTERSON (à Fateh)

Un bogie . Placez une cage à une extrémité du bogie, suffisamment large pour l’appât. Laissez l’autre extrémité ouverte, avec une rampe menant dans la cage.

FATEH

Qu’utiliserez-vous comme appât, Sahib ?

PATTERSON (montrant Ishwar)

Lui.

FATEH

Sahib ! Il est malade, Sahib – la malaria – la fièvre –

PATTERSON

Justement. Il dégagera l’odeur nécessaire pour attirer le lion.

FATEH

Je vais y aller, Sahib –

PATTERSON

Tu rassembles les hommes et tu installes la cage. Nous sommes ici pour dompter cette jungle et nom de nom je le ferai !

La cages est installée. ISHWAR est transporté face contre terre dans la cage.

ISHWAR

Où – où je vais, Fateh-ya ?

FATEH

Tu seras en sécurité – Le sahib Patterson est tout près avec son fusil.

ISHWAR

Le lion –

FATEH

Tu seras en sécurité.

ISHWAR

Que s’est-il passé la nuit dernière ?

FATEH

Rien. Tu as fait de mauvais rêves.

ISHWAR

Tu resteras avec moi ?

FATEH

Repose-toi. Dors.

ISHWAR

Panga ! Où est ma panga ?

FATEH

Tu n’as pas besoin de panga maintenant, Ishwar – il n’y a pas de tranchée à faire. Allez, repose-toi.

ISHWAR

Panga ! Donne-moi ma panga !

FATEH pose la machette d’ISHWAR près de lui.

ISHWAR

Dans ma main.

FATEH obtempère. Voyant ISHWAR sombrer à nouveau dans le sommeil, il se retire. Bruit de la rivière Tsavo qui coule non loin.

ISHWAR

Je ne vois pas ton visage, Vira – laisse-moi voir le visage qui, mile après mile, s’estompe le long de cette voie de chemin de fer…

Le lion surgit, s’avançant sans bruit jusqu’aux barreaux derrière lesquels ISHWAR est étenedu.

ISHWAR

Ton souffle chaud est brûlant comme le feu
La terre en dessous brûle mon chemin
Tes cheveux déplacent des cercles de poussière
Éclairs trouant l’épaisseur des ténèbres
Mais ton visage éclate en mille morceaux
Chacun d’une lueur différente.

ISHWAR tend violemment le bras qui tient la machette.

ISHWAR

Fateh !

La machette coupe net le cou du lion avant de tomber à terre. FATEH se précipite vers son ami. D’abord surpris, il se met à rire.

FATEH

Tu as réussi, tu as réussi ! Oï, Ishwar-a, tu es un héros ! Tu as réussi ! Ishwar Veer, c’est ainsi qu’on t’appelera, Ishwar le Brave ! Sahib Patterson, Sahib Patterson !

PATTERSON entre.

FATEH

Sahib – mon ami a tué le lion !

PATTERSON (à Fateh)

Ramène-le à l’infirmerie et mets-toi au travail sur le pont de chemin de fer qui traverse la Tsavo. C’est quel mile ici ?

FATEH

131, Sahib. –Ishwar Lal a tué le lion, Sahib – numéro six cent soixante-quinze, Sahib – mon ami de –

PATTERSON

Nous avons à peine fait le tiers du chemin – et cette sale bête nous a fait perdre trois semaines de boulot. Rattrapez le temps perdu !

PATTERSON s’en va.

ALLAUDDIN

Tout ce temps passé à faire des rondes avec son fusil, mais quand notre Ishwar tue le lion, son grand souci, c’est le temps ! Gora kuta [chien de Blanc] !

LE CHŒUR

Le temps, le temps, le temps !... / Pas le temps d’enterrer les morts, / pas le temps de s’occuper des malades, / pas le temps de manger, / pas le temps de dormir, / la ligne continue. Inspectez la ligne ! / Défrichez la jungle ! / Élevez le remblai ! / Placez les traverses ! / Fixez les sièges ! / Posez les rails! /

Traduit par Elishéva Zonabend Marciano

All asleep. Tsavo river. ISHWAR is lying asleep. He is delirious.

ISHWAR suddenly shrieks

Searching, searching, searching for Fateh! Vira, I am your Ranjha, come across the Chenab [river Chenab] to snatch you from the Khelda [husband of her] – No! No! I didn’t’ touch her!

FATEH

Shhh… Ishwar… Shhh…

ISHWAR

Fateh – Fateh – ki horeya? [What’s happening]

FATEH

You’ve got fever yaar – your head is hotter then miTi [dirt] in the Taru desert. Mosquitoes, Ishwar, you’ve got malaria. The sahb-doctor’s medicine will take time, just try and asleep.

ISHWAR

Lions…

FATEH

One thing at a time, Ishwar. There’s nothing to be afraid of. Patterson-sahb is out in the jungle – he’s been sitting in the tree shading our camp all night. He’ll shoot any lion if it gets close.

ISHWAR

Kill me, Fateh – kill me before the lions eat me!

FATEH

Nothing is going to happen to you! Hush, hush…

ISHWAR

Hot – so hot – I’m shivering with cold…

FATEH

It will pass soon…

ISHWAR

Where we were working, by the river, did you see the ant-hill? Millions of ants coming and going from the pillars. Grains – they looked like the grains I would give Vira… Isn’t her chukki red also?

FATEH

I don’t know – maybe…

ISHWAR

It is. Vira is the Queen inside, maharani of all the grains around, which she grinds and grinds to make rotis…

FATEH lays down to sleep beside ISHWAR.

A lion appears.

LION

A desert you fled –

FATEH

An ocean I crossed –

LION

To lie here in the savannah-grass of my home.

FATEH

I am not welcome?

LION

Does it matter? The steel tracks will lie on my chest, the tribes will become strangers in their own homes…

FATEH

What will you do?

LION

What I must. Are you ready to stand alone, gazing on a herd of animals, patiently waiting to pick your prey?

FATEH

What is my fate?

LION

When you can stand alone, then will be born Kala Singha – the Black Lion!

The lion tears into a sleeping body lying near FATEH. Screams, gunshots. From the chaos, a frustrated PATTERSON appears.

PATTERSON

Damn! He was in my sights, I could practically see his head a trophy at my feet – and the platform collapses! I said the platform had to be secured to the branches!

FATEH

It was tested this morning, sahb…

PATTERSON

Did he get anyone?

FATEH

Malang, son of Sher Singh of district…

PATTERSON

What number?

FATEH

Forty-four, sahb.

PATTERSON

That makes 29 coolies that bloody lion’s killed –

FATEH

And many more Africans, sahb.

PATTERSON

No doubt…

FATEH

Maybe, sahb, he is a messenger from the gods, come to warn us –

PATTERSON

Warn? It’s a beast – a beast, not one of your gods! This, to state the obvious, is not India. Here a simpler law operates – set the right trap for your prey.

FATEH

We should return to Mombasa, sahb –

PATTERSON

This is a man-eater – do you have any conception what that means? It’s pitting its wits against me! Kill or be killed, that’s the food here in Africa. No, this beast’s got the smell of man in his nose and he’ll only stop when he’s filled his new-found pleasure… Perhaps I’ll satisfy that urge…

FATEH

Sahb…?

PATTERSON looks around. His gaze falls on ISHWAR.

PATTERSON to Fateh

One of the bogies. Erect a cage at one end of the bogie, just wide enough for the bait. Leave the other end open, with a ramp leading into the cabin.

FATEH

What will you use as bait, sahb?

PATTERSON indicating Ishwar

Him.

FATEH

Sahb! He’s sick, sahb – malaria – fever –

PATTERSON

Precisely. He’ll give off the scent we need to lure the lion.

FATEH

I’ll go, sahb –

PATTERSON

You get the men together and set the bogie up. We’re here to tame this jungle and I damn well will do it!

The cage in the bogie is erected. ISHWAR is borne prone into the cage.

ISHWAR

Where – where am I going, Fateh-ya?

FATEH

You’ll be safe – Patterson-sahb is close by with his gun.

ISHWAR

The lion –

FATEH

You will be safe.

ISHWAR

What happened last night?

FATEH

Nothing. You were having bad dreams.

ISHWAR

Will you stay with me?

FATEH

Rest. Go to sleep.

ISHWAR

Panga! Where’s my panga?

FATEH

You don’t need a panga now, Ishwar – there’s no cutting to do. You just rest.

ISHWAR

Panga! Give me my panga!

FATEH place Ishwar’s panga beside him.

ISHWAR

In my hand.

FATEH complies. Seeing him slip into sleep again, FATEH retires. Sounds of the Tsavo river flowing nearby.

ISHWAR

I can’t see your face, Vira – let me see the face which mile after mile grows fainter along this railway line…

The lion appears, creeping up to the bars behind which ISHWAR is lying.

ISHWAR

Your hot breath burns like fire The earth beneath is burning my path Your hair blows about circles of dust Lightning flashes in deep darkness But your face cracks into a thousand pieces, Each piece a different glow.

ISHWAR violently thrusts forward the army in which he is holding the panga.

ISHWAR

Fateh!

The panga cuts through the lion’s neck. It falls to the ground. FATEH rushes to him. Startled at first, he starts laughing.

FATEH

You’ve done it, you’ve done it! Oi, Ishwar-a, you’re a hero! You’ve done it! Ishwar Veer, that’s what we’ll call you, Brave Ishwar! Patterson-sahb, Ptterson-sahb!

PATTERSON enters.

FATEH

Sahb – my friend has killed the lion!

PATTERSON to Fateh

Take him back to the infirmary and get cracking on the railway bridge across Tsavo. What mile is this?

FATEH

131, sahb. – Ishwar Lal killed the lion, sahb, number six seventy-five, sahb – my friend from –

PATTERSON

We’ve only come a third of the way so far – and that beast’s held up work for 3 weeks. Make up for lost time!

PATTERSON leaves.

ALLAUDDIN

Huh! All this time, he was walking round with his gun, but when our Ishwar kills the lion, he is more worried about the time! Gora kuta [white dog]!

CHORUS

Time, time, time! … / No time to bury the dead, / no time to look after the sick, / no time to eat, / no time to sleep, / the line goes on. Survey the line! / Clear the jungle! / Build the embankment! / Place the sleepers! / Fix the chairs! / Lay the rails! /

Par Jatinder VERMA

CONTEXTE HISTORIQUE

En 1886, les puissances européennes se réunissent à Berlin pour se partager l’Afrique. La Grande Bretagne s’octroie le Kenya et l’Ouganda, l’Allemagne la Tanzanie.
En 1895 aux Indes, famine et peste dévastent le Pendjab et le Goudjerate.
En 1896 débute la construction du chemin de fer d’Afrique-Orientale britannique, utilisant une main d’œuvre indienne, les « coolies ». Attirés par la perspective d’un salaire mensuel et la promesse de 5 hectares de terre à la fin des travaux, ils sont des milliers à s’engager. La ligne fera finalement 1 000 kilomètres de long et, sur les
30 000 ouvriers indiens, un dixième mourra durant les travaux.
Genèse retrace, à partir de quelques personnages, l’histoire de l’immigration de ces
30 000 indiens qui, fuyant la famine et la pauvreté, ont quitté leur pays pour l’Afrique à la fin du dix-neuvième siècle après avoir été recrutés par les colons britanniques en vue de la construction du chemin de fer devant relier la côte est de l’Afrique au Lac Victoria.

RESUME

Quand Fateh, jeune indien du Pendjab, quitte l’Inde pour aller travailler en Afrique, il laisse derrière lui sa femme Vira et son ami Ishwar qui part à l’armée pour pouvoir nourrir les siens. Comme ses compagnons de voyage, Allaudin le boucher musulman, Mehta, marchand opportuniste du Goudjerate, Amar, enfant du Pendjab vendu par ses parents à un agent recruteur, et le Sahid, un « saint homme » originaire du Pendjab, Fateh part avec l’espoir d’une vie nouvelle, une vie meilleure. Le bateau les emporte avec leurs rêves mais aussi leurs interrogations : « Y a-t-il des villes en Afrique ? » ; « Mange-t-on halal en Afrique ? ».
Arrivés sur le continent africain, ils se voient attribuer un numéro. Commence alors pour eux l’enfer de la construction du chemin de fer avec la peste, la mouche tsé-tsé, la chaleur, les moustiques, la malaria, les vers qui creusent des trous dans les pieds, mais la promesse des 15 roupies mensuelles et des 5 hectares de terre une fois le travail terminé leur donne la force et le courage de continuer.
Cependant, en Inde, Ishwar, pris en flagrant délit en train de passer ses rations à sa famille, est renvoyé de l’armée après avoir été condamné à dix coups de fouets. Il décide alors de partir en Afrique à la recherche de Fateh.
Peu après Vira, à son tour, part à la recherche de son mari, déguisée en homme.
Tandis que les coolies progressent en direction du lac Victoria, en butte à de nouveaux obstacles - ils sont attaqués par des lions puis par des tribus Massaï dans la région de Nairobi - Ishwar et Vira poursuivent leur destin : Ishwar rencontrera la mort sur son chemin et Vira finira par retrouver son mari.
Fateh et Vira réunis élèveront ensemble l’enfant nouveau-né d’une femme Massaï qui s’était attachée à Fateh après la disparition de son mari tué par les Britanniques, morte étranglée par Ishwar devenu fou.

PHOTOGRAPHIES : Agnès Varraine Leca.
Née en 1984. Voyage et photographie. Photographie et voyage.
Reportage "L’Inde, Humanité intouchable" en 2005, récompensé au Grand Prix Paris Match du Photoreportage Etudiant.
Expositions d’Octobre à Décembre 2005 aux "Quatre Jeudis" & "Le Petit Chicago", Canada.
Reportage "September 11th, five years later" pour Nazca Pictures, agence internationale de photojournalisme, Mars 2006, New York.
Reportage "100th anniversary of New York City’s taxis", Mai 2007, New York.
Commandes photographiques pour la SAGEP (Eaux de Paris), de Mars à Octobre 2007.

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http://www.agnesvarraineleca.com
http://www.nazcapictures.com/featur...