Partie II

FATEH

Tu y es déjà allé, en Afrique ?

MEHTA

Non.

FATEH

Pourquoi tu y vas ?

MEHTA

Pour voir la ville dans mes yeux.

FATEH

Il y a des villes en Afrique ?

MEHTA

Je ne sais pas

FATEH

Mais tu as dit…

MEHTA

Qu’importe ce que je dis - écoute ce que je vois.

Pause

FATEH

Aapka naam… [tu t’appelles] ?

MEHTA

Amritlal Boghilal Goerdhan Mehta.

FATEH

Meyra naam [je m’appelle] Fateh Chand.

MEHTA

Haan.

AMAR

Moi, c’est Amar. Du village de Chakwal.

ALLAUDDIN

Fateh, il y a des gens, vaut mieux pas leur parler…

FATEH

On va tous au même endroit, non ?

ALLAUDDIN

Mais on n’a pas tous le même endroit dans les yeux. Quand j’étais boucher dans la boutique de mon abha [père] à Bhuj, tous les bakri [agneaux] venaient au même endroit pour affronter mon couteau. Mais dans les yeux de certains, ils allaient avoir une ration supplémentaire. Dans d’autres, ils allaient boire le lait de leur mère. D’autres encore pensaient tout simplement qu’il s’agissait d’un nouvel endroit à explorer.

FATEH

Pourquoi as-tu quitté Bhuj ?

AMAR

Reverrai-je ma ammi [mère], Fateh-ji ?

ALLAUDDIN

O-ho, regardez là-bas, des poissons volants ! Il y a un orage qui se prépare !

FATEH

Comment le sais-tu ?

ALLAUDDIN

Ils s’en retournent vers l’Inde !

L’orage secoue dangeureusement le boutre.

FATEH éclate soudain de rire.

ALLAUDDIN

Pourquoi ris-tu ? !

FATEH

Vira - elle aimait toujours aller de plus en plus haut à la balançoire ! Elle m’avait demandé d’attacher une balançoire à la branche du manguier de notre village -

AMAR

Quelles mangues ?

FATEH

Des langlda [nom d’une variété particulière de manguiers du Pendjab] !

ALLAUDDIN

Des langlda ? Vous les Pendjabis, vous êtes des buddus [idiots] - appeler boiteux le roi des fruits !

FATEH

Elle suçait la mangue sans cesser de me dire de pousser la balançoire de plus en plus haut !

ALLAUDDIN

Paghul ! Tous les Pendjabis sont fous !

AMAR

Regardez les vagues monter - un vrai mur d’eau!

FATEH

Qu’elles montent ! Je vais en Afrique !

Le mouvement cesse brusquement.

FATEH

Que s’est-il passé ?

LE CAPITAINE

Ne défiez pas les dieux, ils vous conduiront en Afrique le moment voulu.

FATEH

Il n’y a pas de vent.

ALLAUDDIN

Comme un bakri devant le couteau du boucher…

LE CAPITAINE

Pour économiser nos réserves d’eau, un seul pot d’eau fraîche par personne. Vous voulez prendre un bain, utilisez de l’eau de mer. A partir de maintenant, rations limitées - un seul pot pour chacun – je ne sais pas combien de temps la mer restera calme.

FATEH (à Allauddin)

Famine sur la terre, famine sur la mer… On a dû réduire notre ration de blé à quelques grains par jour. Maintenant, c’est en eau que je dois à nouveau me rationner, quand l’eau est partout autour de nous !

ALLAUDDIN

Mais ce rationnement ne va pas durer longtemps, hein, capitaine-ji ?

LE CAPITAINE

Je ne suis pas Dieu ! Un seul pot d’eau fraîche, c’est tout ce que je dis.

AMAR (à Fateh)

Je veux faire -

ALLAUDDIN

Suun [quoi] ?

AMAR

Tu sais bien…

MEHTA (à Amar)

Tu vois cette corde là-bas ? Tiens-toi à cette corde et mets ton gaandh [derrière] par-dessus bord.

FATEH

Quoi ?!

MEHTA (à Amar)

Tu as peur ?

AMAR

Non !

MEHTA

On en reparlera quand tu tiendras la corde et que tu verras la mer te passer à toute vitesse au ras des fesses !

AMAR va aux toilettes. VIRA, à un autre endroit de la scène, rit aux éclats.

VIRA

Nanga [tout nu] ! Nanga ! Fateh est tout nu !

FATEH

Qu’est-ce que tu fais là ? Ce n’est pas un endroit pour les filles !

VIRA

Pourquoi ? Sannu nai TaTi aaundhi [on ne chie pas, nous, peut-être] ?

FATEH

Mais tu ne peux pas chier ici ! Va-t-en !

VIRA

Tu m’emmèneras au mela aujourd’hui, Fateh ?

FATEH

Nai !

VIRA

Kyuun [pourquoi] ?

FATEH

Tu n’es qu’une petite fille.

VIRA

Je suis mariée avec toi.

FATEH

Tu n’as pas de manières.

VIRA

Tu pourrais m’en enseigner.

FATEH

Tu dois préparer le roti .

VIRA

Il n’y a pas de farine à la maison.

FATEH

Va moissonner le blé.

VIRA

Tous les épis sont morts.

FATEH

As-tu toujours réponse à tout ?

VIRA

Oui.

FATEH

Va-t’en !

MEHTA (dans le boutre, à Amar)

Saale-ya , tu vas rester pendu là toute la journée ? Il y en a d’autres en train d’attendre !

LE CHŒUR

Attendre. Attendre que le vent

gonfle l’unique voile,

le boutre est un enfant dans le ventre de sa mère./

Les jours et les nuits avancent inexorablement/

mais le boutre, immobile sur les eaux calmes, /

est hors du temps et des saisons. /

Entouré d’eau, / son cœur

Est assoiffé. / Les corps imaginent

l’eau, / l’eau fraîche qui coule lentement

dans la caverne des bouches /

et le tunnel des cous, / pour

se déposer dans l’estomac. /

Rendu fou par la soif, un sahid /

un saint homme /

du village de Shaikhapura, s’éveille en pleine

nuit et verse l’un après l’autre des lota [pots] entiers

d’eau fraîche sur son visage, /

purifiant mon esprit qui se prépare

à la prière pour demander à mon Dieu

des vents puissants.

LE CAPITAINE

J’ai dit d’utiliser un seul lota de paani fraîche ! Tu veux voler ton voisin ? Voler l’eau des lèvres de cet enfant ? Va - va prendre ton content d’eau - Saute ! Hors de mon bateau !

SAHID

Maaf kijiey, sahib -

LE CAPITAINE

Désolé ? Désolé ? Va le dire aux requins quand tu les rencontreras !

LE SAHID

Sahib - nahi ! Capitaine, si vous voulez bien m’accorder un vœu - quand nous accosterons, je bâtirai pour mes compagnons une mosquée, un gurudwara, un temple - ce qu’ils voudront - de mes propres mains, avec mon propre salaire…

ALLAUDDIN

Bonne affaire, capitaine…

MEHTA (au sahid)

Avec ton propre salaire ?

LE SAHID

Allah ki kasam [je le jure devant Dieu].

LE CAPITAINE

Les lois de la mer sont comme les lois de la jungle où vous allez ; l’eau est votre seule richesse.

LE SAHID

Une leçon que j’ai apprise avec horreur, capitaine-ji.

LE CAPITAINE

Et les promesses faites sur l’eau n’ont pas à être rompues sur la terre ferme.

LE SAHID

Je jure, par tous les sahids qui ont parcouru la terre et par tous les sahids à venir, que je tiendrai parole.

Traduit par Elishéva Zonabend Marciano

FATEH

You’ve been to Africa?

MEHTA

No.

FATEH

Why are you going?

MEHTA

To see the city in my eyes.

FATEH

There are cities there, in Africa?

MEHTA

I don’t know.

FATEH

But you just…

MEHTA

It’s not what I say – listen to what I see.

Pause.

FATEH

Aapka naam… [your name] ?

MEHTA

Amritlal Boghilal Goverdhan Mehta.

FATEH

Meyra naam [my name is] Fateh Chand.

MEHTA

Haan.

AMAR

I am Amar. From village Chakwal.

ALLAUDDIN

Fateh, some people it is better not to talk to…

FATEH

We are going to the same place, no?

ALLAUDDIN

But not all have the same place in their eyes. When I was butcher in my abha’s [father] shop in Bhuj, all the bakri [lambs] would come to the same place to face my knife. But in the eyes of some, they were going to get more feed. In others, they were going to drink their mother’s milk. Still others, just thought it was a new place to explore.

FATEH

Why did you leave Bhuj?

AMAR

Will I see my ammi [mother] again, Fateh-ji?

ALLAUDDIN

O-ho – look there – flying fish! There’s a storm coming!

FATEH

How do you know?

ALLAUDDIN

They are flying back to India!

Storm tosses the dhow violently.

FATEH suddenly bursts out laughing.

ALLAUDDIN

Why are you laughing?!

FATEH

Vira – she always liked to swing higher and higher! She made me tie a swing to the branch of the mango tree in our village –

AMAR

What mangoes?

FATEH

Langlda [name of a particular variety of Punjabimango]!

ALLAUDDIN

Langlda? You Punjabis are buddus [idiots] – calling the king of fruits a lame man!

FATEH

She would choos [suck] the mango while all the time telling me to push the swing higher and higher!

ALLAUDDIN

Paghul! All Punjabis are mad!

AMAR

Look at waves rise - a wall of water!

FATEH

Let them rise! I’m going to Africa!

The movement suddenly ceases.

FATEH

What’s happened?

CAPTAIN

Don’t tempt the gods – they will take you to Africa in their own time.

FATEH

There’s no wind.

ALLAUDDIN

Like a bakri before the butcher’s knife…

CAPTAIN

To protect our water, supply, only one pot of fresh water for each man. You want to have a bath, use the sea water. Strict rations now – only one pot for every man – don’t know how long the sea will remain becalmed.

FATEH to Allauddin

Famine on land, famine on water… We had to ration ourselves to a few grains to eat each day. On so much water, now I have to ration myself again!

ALLAUDDIN

But this rationing will not last a long time – eh, Captain-ji?

CAPTAIN

I am not god! Just one pot of fresh water, that’s all I say.

AMAR to Fateh

I want to…

ALLAUDDIN

Suun [what]?

AMAR

You know…

MEHTA to Amar

See that rope there? Hold on to that rope and put your gaandh [bum] overboard.

FATEH

What?!

MEHTA to Amar

Afraid?

AMAR

No!

MEHTA

You will be, when you’re holding that rope and seeing the sea rush by your arse!

AMAR goes to the loo. VIRA, on another part of the stage, laughs uproariously.

VIRA

Nanga [naked]! Nanga! Fateh is nanga!

FATEH

What are you doing here? This is no place for girls!

VIRA

Why? Sannu nai TaTi aaundhi [don’t we shit]?!

FATEH

But you can’t crap here! Go away!

VIRA

Will you take me to the mela today, Fateh?

FATEH

Nai!

VIRA

Kyuun [why]?

FATEH

You are just a little girl.

VIRA

I’m married to you.

FATEH

You have no manners.

VIRA

You could teach me some.

FATEH

You have to make the roti.

VIRA

There’s no flour in the house!

FATEH

Go and harvest the wheat.

VIRA

All the crops are dead.

FATEH

Do you have an answer for everything?

VIRA

Yes.

FATEH

Go away!

MEHTA in the Dhow, to Amar

Saaleya, are you going to hang there all day? There are others waiting!

CHORUS

Waiting. Waiting for the wind

to fill the single-sail with purpose,

the dhow is a child in the womb. /

Day and night move relentlessy onward /

but the dhow, still in the calm waters, /

is outside time and season. /

Surrounded by water, / its heart

is parched by thirst. / Bodies dream

water, / fresh water sluicing gently

through the caverns of mouths /

and the tunnel of necks, / to

settle quiescent in the stomach. /

Made delirious by thirst, a sayyid /

a holy man/

from village Shaikhapura, wakes in the

dead of night and pours lota [pot] after

lota of fresh water over his face, /

cleansing my spirit in preparation

for addressing a plea to my God

for winds of purpose.

CAPTAIN

I said each to use only one lota of fresh paani! You will steal from your neighbour? Steal water from the lips of this child here? Go – go and get your fill of water – Jump! – out of my ship!

SAYYID

Maaf kijiey, sahib –

CAPTAIN

Sorry? Sorry? Tell the sharks down there when you break into their house!

SAYYID

Sahib – nahi! Captain, if you grant me this one wish – when we land, I will build for my fellows a mosque, a gurudwara, a temple – whatever people want – with my own hands, out of my own wages…

ALLAUDDIN

Good offer, Captain…

MEHTA to Sayyid

Out of your own money?

SAYYID

Allah ki kasam [I swear by God]

CAPTAIN

The laws of the sea are like the laws of the jungle you are going to – water is your only wealth.

SAYYID

A lesson I have learnt, to my horror, Captain-ji.

CAPTAIN

And promises made on water are not to be broken on land.

SAYYID

I swear by all the sayyids who have walked the earth, and all the sayyids to come, I will keep my word.

Par Jatinder VERMA

Deux amis d’enfance quiitent Pendjab, détruit par la famine. Ishwar s’engage dans l’armée et Fateh part travailler en Afrique. Il laisse sa femme, Vira, en Inde et s’embarque sur un bateau. Un long voyage l’attend.

CONTEXTE HISTORIQUE

En 1886, les puissances européennes se réunissent à Berlin pour se partager l’Afrique. La Grande Bretagne s’octroie le Kenya et l’Ouganda, l’Allemagne la Tanzanie.
En 1895 aux Indes, famine et peste dévastent le Pendjab et le Goudjerate.
En 1896 débute la construction du chemin de fer d’Afrique-Orientale britannique, utilisant une main d’œuvre indienne, les « coolies ». Attirés par la perspective d’un salaire mensuel et la promesse de 5 hectares de terre à la fin des travaux, ils sont des milliers à s’engager. La ligne fera finalement 1 000 kilomètres de long et, sur les
30 000 ouvriers indiens, un dixième mourra durant les travaux.
Genèse retrace, à partir de quelques personnages, l’histoire de l’immigration de ces
30 000 indiens qui, fuyant la famine et la pauvreté, ont quitté leur pays pour l’Afrique à la fin du dix-neuvième siècle après avoir été recrutés par les colons britanniques en vue de la construction du chemin de fer devant relier la côte est de l’Afrique au Lac Victoria.

RESUME

Quand Fateh, jeune indien du Pendjab, quitte l’Inde pour aller travailler en Afrique, il laisse derrière lui sa femme Vira et son ami Ishwar qui part à l’armée pour pouvoir nourrir les siens. Comme ses compagnons de voyage, Allaudin le boucher musulman, Mehta, marchand opportuniste du Goudjerate, Amar, enfant du Pendjab vendu par ses parents à un agent recruteur, et le Sahid, un « saint homme » originaire du Pendjab, Fateh part avec l’espoir d’une vie nouvelle, une vie meilleure. Le bateau les emporte avec leurs rêves mais aussi leurs interrogations : « Y a-t-il des villes en Afrique ? » ; « Mange-t-on halal en Afrique ? ».
Arrivés sur le continent africain, ils se voient attribuer un numéro. Commence alors pour eux l’enfer de la construction du chemin de fer avec la peste, la mouche tsé-tsé, la chaleur, les moustiques, la malaria, les vers qui creusent des trous dans les pieds, mais la promesse des 15 roupies mensuelles et des 5 hectares de terre une fois le travail terminé leur donne la force et le courage de continuer.
Cependant, en Inde, Ishwar, pris en flagrant délit en train de passer ses rations à sa famille, est renvoyé de l’armée après avoir été condamné à dix coups de fouets. Il décide alors de partir en Afrique à la recherche de Fateh.
Peu après Vira, à son tour, part à la recherche de son mari, déguisée en homme.
Tandis que les coolies progressent en direction du lac Victoria, en butte à de nouveaux obstacles - ils sont attaqués par des lions puis par des tribus Massaï dans la région de Nairobi - Ishwar et Vira poursuivent leur destin : Ishwar rencontrera la mort sur son chemin et Vira finira par retrouver son mari.
Fateh et Vira réunis élèveront ensemble l’enfant nouveau-né d’une femme Massaï qui s’était attachée à Fateh après la disparition de son mari tué par les Britanniques, morte étranglée par Ishwar devenu fou.

PHOTOGRAPHIES : Agnès Varraine Leca.
Née en 1984. Voyage et photographie. Photographie et voyage.
Reportage "L’Inde, Humanité intouchable" en 2005, récompensé au Grand Prix Paris Match du Photoreportage Etudiant.
Expositions d’Octobre à Décembre 2005 aux "Quatre Jeudis" & "Le Petit Chicago", Canada.
Reportage "September 11th, five years later" pour Nazca Pictures, agence internationale de photojournalisme, Mars 2006, New York.
Reportage "100th anniversary of New York City’s taxis", Mai 2007, New York.
Commandes photographiques pour la SAGEP (Eaux de Paris), de Mars à Octobre 2007.

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