La Blessure Woyzeck

Pour Nelson Mandela

1. Toujours Woyzeck rase son capitaine, mange ses pois sur ordonnance et de son amour qui sent le renfermé torture sa Marie – sa population, une fois qu’il est devenu Etat –, entouré d’un cercle de spectres : le chasseur Runge, l’instrument prolétarien des meurtriers de Rosa Luxemburg, est son frère dans le sang; sa prison s’appelle Stalingrad, où la femme assassinée lui fait face sous le masque de Kriemhild; son mémorial à elle est sur la colline de Mamaï, son monument allemand est le Mur, à Berlin, le train blindé de la révolution coagulée en politique. LA BOUCHE COLLÉE CONTRE L’ÉPAULE DU POLICIER QUI, D’UN PIED LÉGER, L’EMMÈNE, Kafka l’a vu disparaître de scène après le fratricide, RÉPRIMANT AVEC PEINE L’ULTIME ENVIE DE VOMIR. Ou bien sous l’aspect du malade, dans le lit duquel on couche le médecin : avec sa plaie béante comme un puits de mine, d’où les vers dardent leur tête. Le géant de Goya a été sa première apparition : assis sur les montagnes, il compte les heures qui restent aux dominants, lui, le père de la guérilla.

Sur une peinture au mur d’une cellule, dans un couvent de Parme, j’ai vu ses pieds coupés, gigantesques dans un paysage d’Arcadie. Quelque part, son corps continue peut-être à s’élancer sur les mains, peut-être secoué de rire, vers un avenir inconnu, qui sera peut-être son croisement avec la machine, poussé contre la pesanteur dans l’ivresse des fusées. En Afrique, il suit encore son chemin de croix vers l’histoire, le temps ne travaille plus pour lui, même sa faim n’est peut-être plus un élément révolutionnaire depuis qu’on peut la calmer avec des bombes, tandis que les tambours-majors du monde dévastent la planète : champ de bataille du tourisme, piste pour situation d’urgence, pas un regard pour le feu que le soldat Frantz Johann Christophe Woyzeck vit faire le tour du ciel près de Darmstadt, alors qu’il coupait des baguettes pour les soldats condamnés à passer par les verges. Fille de Prusse et fiancée née après terme d’un autre enfant trouvé de la littérature allemande, qui s’est enterré à la Wannsee, la protagoniste du dernier drame du monde bourgeois – LE RETOUR, l’arme au poing, DU JEUNE CAMARADE SORTI DE LA FOSSE À CHAUX–, Ulrike Meinhof est sa sœur, le collier sanglant de Marie à son cou.

2. Un texte auquel le théâtre en a fait voir de toutes les couleurs, qui est arrivé à un homme de vingt-trois ans dont les Parques, à sa naissance, ont coupé les paupières, un texte que la fièvre a fait exploser jusque dans son orthographe, une structure comme il peut s’en former lorsqu’on verse dans l’eau le plomb fondu de l’oracle et que la main qui tient la cuiller tremble devant le coup d’œil dans l’avenir – voilà l’ange insomniaque qui barre l’entrée du paradis où l’innocence des auteurs de pièces était chez elle. Combien il est inoffensif, l’effet de la pilule EN ATTENDANT GODOT de Beckett sur la courbe du drame contemporain, en face de cette tempête rapide qui survient à la vitesse d’un autre temps, dans ses bagages Lenz, l’éclair éteint de Livonie, le temps de Georg Heym dans l’espace sans utopie sous la glace de la Havel, de Konrad Bayer dans le crâne vidé de Vitus Bering, de Rolf Dieter Brinkmann dans la circulation à droite devant SHAKESPEARE’S PUB; et combien il est éhonté le mensonge de la POSTHISTOIRE en face de la réalité barbare de notre préhistoire.

3. LA BLESSURE HEINE commence à cicatriser, mais mal; WOYZECK est la blessure ouverte. Woyzeck vit là où le chien est enterré, le chien s’appelle Woyzeck. Nous attendons sa résurrection, dans la crainte / l’espoir que le chien revienne en loup. Le loup vient du Sud. S’il ne fait qu’un avec notre ombre quand le soleil est au zénith, de l’histoire peut commencer, à l’heure de l’incandescence. Tant qu’il n’est pas arrivé d’histoire, il ne vaut pas la peine de périr en commun, dans le froid glacial de l’entropie ou bien, en accéléré politique, dans l’éclair atomique qui sera la fin des utopies et le début d’une réalité au-delà de l’homme.

Traduit par Jean-Pierre Morel

Für Nelson Mandela

1. Immer noch rasiert Woyzeck seinen Hauptmann, ißt die verordneten Erbsen, quält mit der Dumpfheit seiner Liebe seine Marie, staatgeworden seine Bevölkerung, umstellt von Gespenstern: Der Jäger Runge ist sein blutiger Bruder, proletarisches Werkzeug der Mörder von Rosa Luxemburg; sein Gefängnis heißt Stalingrad, wo die Ermordete ihm in der Maske der Kriemhild entgegentritt; ihr Denkmal steht auf dem Mamaihügel, ihr deutsches Monument, die Mauer, in Berlin, der Panzerzug der Revolution, zu Politik geronnen. DEN MUND AN DIE SCHULTER DES SCHUTZMANNES GEDRÜCKT, DER LEICHTFÜSSIG IHN DAVONFÜHRT, hat Kafka ihn von der Bühne verschwinden sehn, nach dem Brudermord MIT MÜHE DIE LETZTE ÜBELKEIT VERBEISSEND. Oder als den Patienten, dem der Arzt ins Bett gelegt wird, mit der Wunde offen wie ein Bergwerk, aus der die Würmer züngeln. Goyas Riese war seine erste Erscheinung, der auf den Bergen sitzend die Stunden der Herrschaft zählt, Vater der Guerilla.

Auf einem Wandbild in einer Klosterzelle in Parma habe ich seine abgebrochenen Füße gesehn, riesig in einer arkadischen Landschaft. Irgendwo schwingt vielleicht auf den Händen sein Körper sich weiter, von Lachen geschüttelt vielleicht, in eine unbekannte Zukunft, die vielleicht seine Kreuzung mit der Maschine ist, gegen die Schwerkraft getrieben im Rausch der Raketen. Noch geht er in Afrika seinen Kreuzweg in die Geschichte, die Zeit arbeitet nicht mehr für ihn, auch sein Hunger ist vielleicht kein revolutionäres Element mehr, seit er mit Bomben gestillt werden kann, während die Tambourmajore der Welt den Planeten verwüsten, Schlachtfeld des Tourismus, Piste für den Ernstfall, kein Blick für das Feuer, das der Armierungssoldat Franz Johann Christoph Woyzeck beim Steckenschneiden für den Spießrutenlauf um den Himmel bei Darmstadt fahren sah. Ulrike Meinhof, Tochter Preußens und spätgeborene Braut eines andern Findlings der deutschen Literatur, der sich am Wannsee begraben hat, Protagonistin im letzten Drama der bürgerlichen Welt, der bewaffneten WIEDERKEHR DES JUNGEN GENOSSEN AUS DER KALKGRUBE, ist seine Schwester mit dem blutigen Halsband der Marie.

2. Ein vielmal vom Theater geschundener Text, der einem Dreiundzwanzigjährigen passiert ist, dem die Parzen bei der Geburt die Augenlider weggeschnitten haben, vom Fieber zersprengt bis in die Orthografie, eine Struktur wie sie beim Bleigießen entstehen mag, wenn die Hand mit dem Löffel vor dem Blick in die Zukunft zittert, blockiert als schlafloser Engel den Eingang zum Paradies, in dem die Unschuld des Stückeschreibens zu Hause war. Wie harmlos der Pillenknick der neueren Dramatik, Becketts WARTEN AUF GODOT, vor diesem schnellen Gewitter, das mit der Geschwindigkeit einer anderen Zeit kommt, Lenz im Gepäck, den erloschenen Blitz aus Livland, Zeit Georg Heyms, im utopielosen Raum unter dem Eis der Havel, Konrad Bayers im ausgeweideten Schädel des Vitus Bering, Rolf Dieter Brinkmanns im Rechtsverkehr vor SHAKESPEARES PUB, wie schamlos die Lüge vom POSTHISTOIRE vor der barbarischen Wirklichkeit unserer Vorgeschichte.

3. DIE WUNDE HEINE beginnt zu vernarben, schief; WOYZECK ist die offene Wunde. Woyzeck lebt, wo der Hund begraben liegt, der Hund heißt Woyzeck. Auf seine Auferstehung warten wir mit Furcht und/oder Hoffnung, daß der Hund als Wolf wiederkehrt. Der Wolfkommt aus dem Süden. Wenn die Sonne im Zenit steht, ist er eins mit unserm Schatten, beginnt, in der Stunde der Weißglut, Geschichte. Nicht eh Geschichte passiert ist, lohnt der gemeinsame Untergang im Frost der Entropie, oder, politisch verkürzt, im Atomblitz, der das Ende der Utopien und der Beginn einer Wirklichkeit jenseits des Menschen sein wird.

Par Heiner Müller

Discours de Heiner Müller prononcé lors de la réception du Prix Büchner à Darmstadt en 1985.

Première publication : Süddeutsche Zeitung, 19-20 octobre 1985.

H. Müller, Werke 8. Die Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2005, S. 281-283. Traduit par Jean-Pierre Morel.

Notes du traducteur

Woyzeck, Marie, le tambour-major  : personnages principaux du Woyzeck de Büchner (1836).

Le chasseur Otto Wilhelm Runge  : simple soldat des corps-francs, en faction à la porte de l’hôtel Eden, à Berlin, le soir du 15 janvier 1919, il a été soudoyé par des officiers pour porter à Karl Liebknecht et à Rosa Luxemburg les coups de crosse de fusil qui devaient les tuer.

La colline Mamaï  : dans Stalingrad, théâtre de très violents combats en 1942-43 ; on y a construit le mémorial de la bataille.

Kriemhild , épouse de Siegfried dans La chanson des Nibelungen ; Siegfried ayant été tué par Hagen et Günther, elle tire vengeance des meurtriers au cours de fêtes organisées chez Etzel, roi des Huns, qu’elle a épousé après la mort de Siegfried (voir le film de Fritz Lang, La Vengeance de Kriemhild). Pour H. Müller, « le chaudron de Stalingrad cite la salle d’Etzel » (1968).

LA BOUCHE COLLEE (…) VOMIR  : citation du récit de Kafka, Un fratricide, publié pour la première fois en 1917.

Ou bien sous l’aspect du malade : allusion au récit de Kafka, Un médecin de campagne, publié pour la première fois en 1917.

Un autre enfant trouvé  : … Heinrich von Kleist (1777-1811), auteur entre autres d’une nouvelle intitulée L’enfant trouvé (adaptée sous ce titre par Heiner Müller) s’est suicidé au bord du lac de Wannsee, près de Berlin.

LE RETOUR DU JEUNE CAMARADE : allusion à La Décision (1930) de Brecht.

Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792), auteur et dramaturge allemand, né à Sesswegen, en Livonie (aujourd’hui : Lettonie)

Georg Heym (1887-1912), poète expressionniste allemand mort accidentellement en skiant sur la Havel gelée

Konrad Bayer (1932-1964) : poète du groupe d’écrivains viennois die Wiener Gruppe, formé en 1951/52 ; auteur notamment de "der kopf des vitus bering, ein porträt in prosa" [La tête de vitus bering. un portrait en prose] (1965) ; Bayer s’est suicidé. Vitus Bering (1680-1741), navigateur d’origine danoise entré au service de la Russie, a mené des expéditions au Kamtchatka et en Alaska (cf. Détroit de Bering) ; son crâne, découvert en 1991 sur l’île où il est mort et étudié à Moscou a permis de reconstruire son apparence, car il n’existait aucun portrait de lui.

Rolf Dieter Brinkmann (1940-1975) : poète allemand, mort à Londres, renversé par une voiture en sortant du pub « Shakespeare » ; il ne s’était pas méfié de la circulation à gauche.

Là où est enterré le chien  : formule proverbiale, dont l’équivalent français est « là ou gît le lièvre » ; la traduction est littérale, pour garder ce que l’auteur dit ensuite du chien et du loup.

Avec crainte et/ou espoir, nous attendons sa résurrection et que le chien revienne en loup  : allusion probable à un passage de Jean Genet : « J’ai déjà dit plus haut ou je le dirai plus loin que l’expression : "entre chien et loup" montrait l’heure et bien autre chose. (...) l’heure qui ne permet guère de distinguer le chien du loup, l’heure des métamorphoses, quand le chien sera loup, craint-on en l’espérant, l’heure qui pour ainsi dire, revient de loin, au moins du haut Moyen Âge, que les loups dans les campagnes étaient sur le point de remplacer les chiens (...) », Un captif amoureux (1987), Paris, Gallimard, « Folio », 1995, p. 362 (je souligne).

Ce texte a été publié en français pour la première fois dans un volume collectif Pour Nelson Mandela (Gallimard 1986) dans la traduction de Bernard Umbrecht.