Autour du Poêle

Aleksander WAT est né à Varsovie dans une famille de commerçants juifs, le 1er mai 1900 — date à laquelle certains critiques accordent une importance symbolique. « Wat » est un pseudonyme littéraire, un nom d’emprunt.

Son père, Mendel Michał Chwat, était un grand érudit et connaisseur de la cabale. Deux de ses frères se sont engagés dans le mouvement socialiste, un troisième était violoniste, et sa sœur, Seweryna Broniszówna, était une célèbre comédienne.

Aleksander apprend à lire à trois ans et grandit au contact de plusieurs langues et cultures : juive, polonaise, russe, allemande et française. Cette diversité lui permet de créer un idiome poétique très original, présent dès son premier texte, le poème en prose surréaliste et dadaïste MOI d’un côté et MOI de l’autre côté de mon petit poêle carlin en fer, publié en 1920 et écrit à l’âge de 19 ans. Le terme surréaliste n’est pas vraiment approprié historiquement, le texte de Wat ayant paru quatre ans avant le premier Manifeste du surréalisme d’André Breton. On y retrouve cependant différentes composantes, parmi lesquelles l’écriture automatique. Selon le témoignage de l’auteur lui-même, le texte aurait été écrit dans un état de « transe », augmenté par une forte fièvre :

« J’ai écrit Le petit poêle durant quatre ou cinq transes, en février 1919, avec 39°-40° de fièvre (dysenterie), puis par des nuits d’hiver, près du petit poêle en fer, alors que je rentrais d’excentriques errances tsiganes. Je me mettais dans un état de transe pour « libérer mes sorcières ». Ridicule Faust varsovien de dix-huit ans, je me suis révolté contre les livres, contre plusieurs années de vie dans les livres, je voulais « vivre ». Quelques années avant André Breton, mais avec la même inspiration freudienne que lui, j’ai abouti à l’écriture automatique, je l’ai appelée autotranscription, autoflash. J’ai porté mes cahiers peu lisibles à l’imprimerie « Wszechczas », n’ayant pas relu une seule fois ce que j’avais écrit dans cet état de contrôle logique débranché, en plein Dämmerungzustand. Je suis allé plus loin que Breton : je voulais donner une chance au hasard, je n’ai pas corrigé les épreuves, le propriétaire de l’imprimerie, un ivrogne idiot, qui avait pris goût au futurisme, a lu à sa façon les endroits peu lisibles. Ainsi, ma banale « vallée de Roncevaux » est devenue — formidable ! – « la vallée de Ronsalvat »

Cette anecdote sur la genèse du poème permet de dépasser le déroutement suscité par sa lecture. Ce qui explique un peu mieux l’enchaînement irrationnel des images et des paroles, c’est aussi l’appartenance d’Aleksander Wat au mouvement futuriste polonais. Il souligne son importance, toujours dans le même texte, Autour du Poêle :

« J’avais dix-huit ans, je me suis lancé dans l’aventure du futurisme polonais, avant, je n’avais jamais écrit de poèmes : je n’avais pas osé. Je ne savais donc rien, mais je considérais cette ignorance absolue comme une grande chance, puisque j’allais audacieusement inaugurer le renouveau de la poésie polonaise, et de plus un renouveau basé sur la destruction de toute poétique existante, sur la remise en question du langage poétique même et de sa syntaxe logique, sur sa réduction au « bredouillement sacré ». […]
Le futurisme en Pologne est arrivé dans les années 1919-1924, avec dix ans de retard, même par rapport à la Russie ; il a rencontré des modèles déjà reconnus, surtout dans la poésie du gigantisme révolutionnaire du jeune Maïakovski et dans l’anarchisme métaphysique des dadaïstes. Il est resté un mouvement avorté, il n’a pas influencé les poètes postérieurs. […] Il était en dehors du courant de la poésie polonaise, il n’avait pas de lecteurs, il scandalisait, effectivement, c’était le but des futuristes. Sa seule originalité par rapport aux mouvements novateurs dans le monde, c’était la jeunesse naïve de ses promoteurs, leur manque d’expérience poétique. C’était une véritable antipoésie, antilittérature […] »

Ainsi, grâce à ce poème-manifeste, Wat devient l’un des créateurs du mouvement futuriste polonais, aux côtés d’Anatol Stern et de Bruno Jasieński. Leur révolte se manifeste tout d’abord par des happening anarchistes, organisés dans les lieux de la « haute culture » et dirigés contre ses représentants les plus célèbres. Néanmoins, le projet du renouveau de la langue est sérieux, et la tentative de sa mise en œuvre est d’autant plus radicale qu’elle est inspirée par un besoin très personnel :

« Le Poêle a eu néanmoins pour moi d’autres buts : ceux d’une psychothérapie, ou plutôt de la confession psychologique d’une âme dérangée, terrifiée, s’éduquant à la mort — depuis très longtemps, j’envisageais de me suicider en tant que poète maudit au plus tard avant l’âge de 25 ans qui me paraissait le dernier jalon avant le déclin […]
L’amateur de nouveautés, le chercheur bienveillant trouvera dans Le Poêle un riche assortiment des figures et des nouveautés qui constituent le plaisir de tout novateur. Je vais énumérer ici les plus importants :
a) Le discours et la syntaxe poétiques se détachent du discours et de la syntaxe logiques et — plus largement — rationnels. Les phrases sont liées entre elles (et dans la phrase, les mots) non pas selon un principe de continuité logique ou de probabilité descriptive, ni même par la force des connotations psychologiques, mais par une éruption ou une invasion, dans le cours normal du langage — dans cet état de conscience assoupie — de mots et de significations obscurs, insondables. Non pas pour assombrir le sens mais, au contraire, pour éclairer les choses sombres par nature ;
b) La remise en question de la syntaxe, la mise à l’épreuve de son endurance jusqu’à son extrême limite, hors de laquelle il n’y a plus que le bredouillement, jusqu’à la saisie — enfin — de ce bredouillement ! (« je piétine et je couine : tim tiu tju tua tm… » ) […] ;
c) L’anticipation trentenaire de Białoszewski : une prépondérance terrifiante du monde des choses sur le monde humain ;
d) Et encore de Białoszewski : un nirvana de flemmardise (« j’ai eu pitié de chaque être et lui ai donné une promesse de nontravail ») ;
e) Une paraphrase ridiculisant les prédécesseurs […] ;
f) Une tentative de créer une image — par analogie avec la physique moderne — qui soit détachée de la vue (Anschauung) et ne se laisse pas représenter. Par exemple, « Les chants des bûcherons non perturbés par les pleurs des bûcherons ayant des filles séduites », « mes pieds trompent le travail de tonnellerie des pavés », etc. […]

Du Poêle, juvénile et naïf, émergent une personnalité et une problématique qui m’ont accompagné tout au long de ma vie poétique et personnelle. »

Cet inventaire, qui nous plonge plus facilement dans la lecture de ce poème hybride, permet de situer Le Poêle dans l’œuvre de Wat.

Il avait publié un texte auparavant, dans une édition éphémère, « Tak », dont tous les exemplaires ont malheureusement disparu. Le Poêle peut donc être considéré comme ses débuts poétiques. Il est suivi, une année plus tard, par une liasse de poèmes, Jupes volantes, publiée dans un almanach futuriste gga. En 1926 paraît un autre volume, composé cette fois-ci de nouvelles philosophiques, intitulé Lucifer au chômage.

En 1927, Wat se marie avec Paulina (Ola) Lew : c’est elle, probablement, qui lui fait prendre l’écriture un peu plus au sérieux. Après sa mort, elle prendra soin de la publication de ses écrits.

La période d’avant-guerre est aussi pour Wat une période d’engagement politique. En 1928, il écrit le scénario d’un spectacle, Politique sociale, présenté lors de l’Exposition Universelle de Poznań. Il co-rédige également la revue Miesięcznik Literacki (Mensuel Littéraire), organe intellectuel du parti communiste polonais. Cette activité, ainsi que ses relations avec les écrivains soviétiques, lui valent trois mois de prison.

Dans les années trente et jusqu’à l’éclatement de la guerre, Wat est très actif dans la vie littéraire du pays : il gère la librairie « Tom », puis devient le directeur littéraire de la maison d’édition Gebethner et Wolff. Il appartient au syndicat des écrivains, ainsi qu’au PEN-Club.

Dès octobre 1939, la Gestapo le recherche. Il fuit donc, avec sa femme et son fils, à Lvov, ville alors occupée par l’Armée Rouge. Arrêté en janvier 1940, accusé de « sionisme » et de « trotskysme »il est emprisonné. Peu après, sa femme et son fils sont déportés au Kazakhstan. En 1941, après la déclaration de guerre entre l’Allemagne et l’URSS, il est libéré de prison et travaille à la Délégation polonaise d’Alma-Ata. Il est ensuite déporté avec sa famille à Ilie (Kazakhstan), où il survit principalement comme travailleur manuel.

Rapatrié en Pologne en 1946, il tente de participer à la vie littéraire du pays, mais au moment où les principes du réalisme-socialiste entrent en vigueur, il renonce à la publication de ses propres textes. Il se tourne alors vers la traduction du russe, de l’allemand, de l’anglais et du français, tâche dans laquelle il excelle, traduisant, entre autres, Dostoïevski, Tchekhov, Tourgueniev, Genet, Bernanos et Joseph Roth.

Cependant, il lui est de plus en plus difficile d’exister en tant que poète sous le nouveau régime communiste. Dans les réunions de l’Union des Écrivains Polonais, il se prononce ouvertement contre certaines mesures appliquées à la politique culturelle. Une de ces réunions provoque chez lui un accident vasculaire cérébral qui sera à l’origine d’une maladie très douloureuse (syndrome de Wallenberg), dont il souffrira jusqu’à la fin de sa vie.

En 1957, il publie un volume de poèmes, le premier vaste choix après la guerre, qui permet de redécouvrir son talent mûri. Il quitte la Pologne en 1959 et s’installe définitivement en France en 1961.

En 1962, il publie un autre recueil, Poèmes méditerranéens. La même année, grâce à Czesław Miłosz, il intègre durant trois ans le Centre for Slavic and Est European Studies, à Berkeley. De cette période date son autobiographie, Mon siècle, enregistrée et retranscrite ensuite par Milosz.

De retour à Paris, sa santé vacille et le 29 juillet 1967, très malade, il met fin à ses jours.

Par Monika Prochniewicz