En 1984, à la demande de Marcel Maréchal [1], Marguerite Duras écrit une adaptation de La Mouette de Tchekhov [2]. Celle-ci, annoncée par Michel Cournot en août 1984 [3], est décriée quelques mois plus tard par Yves Florenne qui critique, sans l’avoir lue, l’adaptation [4]. De fait, pour expliquer sa démarche, Duras a publié dans la revue de Marcel Maréchal, Rendez-vous avec le théâtre, un article au titre évocateur Le monde moderne n’est pas bavard, dont Florenne cite un large extrait :
Florenne stigmatise d’emblée [6] le mépris de Duras qui dénonce « l’impudeur et l’infantilisme » de l’écrivain russe. Pourtant, dans la préface qu’elle publie en 1985, Duras s’explique quelque peu différemment :
Qu’entend Duras par « égalité des voix » ? Quels changements a-t-elle opérés sur le texte d’origine pour le rendre moins « bavard », plus « concret » ? À la même époque, Antoine Vitez propose également une traduction de La Mouette, choisissant d’y intégrer certaines variantes signalées dans l’édition des Œuvres complètes de Tchekhov parue à Moscou en 1978 [8]. Néanmoins, pour mon étude, je renverrai au texte d’origine, Чайка [9], d’Anton Tchekhov, ainsi qu’à la traduction d’Elsa Triolet [10] qui faisait alors autorité ; c’est vraisemblablement à travers elle que Duras s’est familiarisée avec Tchekhov, lorsqu’elle assistait à Paris aux représentations des Pitoëff [11].
À la différence de Triolet et Vitez, Duras a modifié très largement le texte d’origine, tant au niveau des dialogues que des didascalies, allant jusqu’à modifier le sens par le retrait, parfois l’ajout, de nombreux passages — il s’agit bel et bien d’une adaptation dont cette première approche ne constitue pas une analyse exhaustive. Mon étude, qui s’articule autour des principales modifications engendrées par la réécriture, cherche à appréhender l’appropriation faite par Duras de la pièce de Tchekhov.
Lorsqu’elle réécrit La Mouette, Duras choisit d’expurger les dialogues du « ton de la conversation » et de ses couleurs naturalistes : elle supprime de façon récurrente les liens de cause à effet, les commentaires psychologiques, privilégiant les phrases affirmatives aux interrogatives, abolissant surtout, entre les protagonistes, les variations de registre de langue [12]. L’ouverture de la pièce est emblématique de cet « appauvrissement » du langage, de cette « atonie » [13] qui sous-tend la recherche d’une expressivité simple, directe :
MEDVEDENKO. — Pourquoi portez-vous toujours le noir ?
MACHA. — Je suis en deuil de ma vie. Je suis malheureuse.
[…]
MEDEVEDENKO. — […] Pourquoi épouser un homme qui n’a déjà pas de quoi manger lui-même ?
MACHA. — Cela n’a rien à voir. (Elle prise du tabac.) Votre amour me touche, mais je ne peux pas y répondre, voilà, c’est tout. [14]
MEDVEDENKO : Vous êtes toujours en noir.
MACHA : Je porte le deuil.
[...]
MEDVEDENKO : [...] Vous ne voulez pas épouser un homme pauvre qui a une nombreuse famille n’est-ce pas ?
MACHA, elle prise : Non. Je ne veux pas. Je ne vous aime pas. [...] M401-402
La réécriture elliptique des dialogues et le gommage des indices socio-culturels qui déterminent les personnages donnent au texte une tonalité polyphonique : de fait, les différentes voix, exprimant une langue identique, s’inscrivent dans une unité, un « vaste roman » [15] que Duras recompose en modifiant non seulement la langue, mais également les personnages.
Comme on le voit dans l’exemple ci-dessus, le personnage de Macha affiche une certaine brutalité, annonçant l’une des principales modifications opérées par Duras ; dans sa Mouette, les personnages féminins (Arkadina, Nina, Macha et Paulina), énonçant leurs émotions avec fermeté et gravité, ne « minaudent » pas. Qu’il s’agisse de l’amour de Macha pour Treplev ou de celui de Paulina pour Dorn, le désespoir ne souffre pas de résignation [16], il est un désespoir actif qui ne s’exprime ni par l’expression du regret, ni par la plainte. Chez Tchekhov, Macha dira : « Et souvent je n’ai aucune envie de vivre » 59 [И часто не бывает никакой охоты жить » Ч23], chez Duras, « Souvent j’ai envie de mourir. » M423. Paulina, face au refus de Dorn, s’exclame : « Je suis jalouse jusqu’à la torture. […] Je le comprends, et en même temps c’est plus fort que moi… [17] » M431 [18]. Le drame de l’amour impossible, construit sur des échanges anti-naturalistes, devient principal leitmotiv. Les paroles des femmes se font écho dans un mouvement choral : pour ce faire, Duras transforme également les personnages d’Arkadina et de Nina, les éloignant des archétypes initiaux, ceux de l’actrice capricieuse et de la jeune oie blanche.
Duras tend à bonifier le personnage d’Arkadina : l’actrice égocentrique est également une femme qui refuse de vieillir, une mère prise dans ses contradictions, et surtout une femme qui aurait pu écrire. Ainsi, dès les premières pages, Duras fait dire à Treplev :
Les ajouts, placés dans la bouche d’un Treplev devenu conciliant, rendent les relations de la mère à son fils plus complexes. Même si la rencontre entre eux n’a pas lieu, si Arkadina multiplie les maladresses, elle agit, comme le souhaite Duras [20], avec une sincérité désarmante. Les répliques d’Arkadina, épurées, sont également exemptes du ton de persiflage, comme le montre l’exemple suivant qui succède au monologue de Nina, après que les différents spectateurs ont manifesté leur perplexité :
Dans la version d’origine, c’est elle qui porte à Treplev les coups les plus durs. Ici, nulle arrière-pensée : d’une façon générale, Arkadina se montre moins autoritaire — surtout vis-à-vis de Chamraev [21] —, plus douce. Duras la fait s’excuser de sa négligence envers son fils. Après l’avoir blessé, elle déplore : « J’ai des remords » M416, ou « Figurez-vous que je n’ai encore rien lu de lui. C’est honteux, je le sais bien, mais je n’ai jamais le temps de rien. » M471 [22]. Elle supprime les expressions affectées d’Arkadina, ainsi que la plupart des allusions appuyées à l’avarice de l’actrice [23].
Dans la scène où elle cherche à retenir Trigorine auprès d’elle, Arkadina paraît passionnée alors que, dans le texte d’origine, elle surjoue le mélodrame :
Mon trésor, ma tête brûlée, tu veux faire des folies, mais moi je ne le veux pas, je ne te laisserai pas faire… (Elle rit.) Tu es à moi… à moi… Ce front est à moi, et ces yeux sont à moi, et ces cheveux de soie sont à moi aussi… Tu es à moi tout entier. Tu as tant de talent, d’intelligence, tu es le plus grand d’entre tous les écrivains d’aujourd’hui, tu es l’unique espoir de la Russie… Tu as tant de sincérité, de simplicité, de fraîcheur, d’humour sain… Tu sais d’un petit trait rendre l’essentiel, ce qui caractérise un homme ou un paysage, tes personnages sont des êtres vivants… On ne peut pas te lire sans éprouver de l’extase ! Tu crois que je t’encense ? Que je te flatte ? Regarde-moi dans les yeux, regarde… Est-ce que je ressemble à une menteuse ? Tu vois bien qu’il n’y a que moi qui sais t’apprécier ; il n’y a que moi pour te dire la vérité, mon chéri, mon adoré… Tu partiras avec moi ? N’est-ce pas ? Tu ne m’abandonneras pas ? [24]
Ma merveille, ma tête brûlée, je ne te laisserai pas faire cette folie. (Elle rit.) Tu es à moi. À moi, ce front, ces yeux, ces cheveux, à moi tout entier. Ce talent, cette intelligence, le meilleur de tous les écrivains vivants, ce grand espoir de la Russie. Tu as tant de sensibilité, de fraicheur, d’humour… D’un trait, tu dis qui est quelqu’un. D’un trait, tu dis tout un paysage. On ne peut pas te lire sans en être ensorcelé. Tu crois que je t’encense, que je te flatte ? Regarde-moi dans les yeux. Ai-je l’air d’une menteuse ? Tu vois : je suis la seule à savoir qui tu es, à te dire la vérité sur toi-même, mon chéri, ma merveille… Tu pars avec moi. Tu ne m’abandonnes pas. M451-452
Cet exemple est emblématique du travail de réécriture de Duras qui, en supprimant certains effets propres à la dramatisation — répétitions, lyrisme lexical, ponctuation emphatique —, tend systématiquement à « resserrer » le texte, à dépouiller les personnages de toute sur-intensité, à les doter d’une « parole dé-psychologisée » [25], et à affirmer la déthéâtralisation de la pièce.
Ce traitement des personnages qui peut a priori sembler un affadissement exclurait toute tentative d’identification, de sentiments d’empathie du spectateur envers les personnages, toute compréhension facile, superficielle des événements. Duras cherche toujours, comme l’exprime finement Claude Régy, à « désensabl[er] d’une interprétation sentimentalisée par un excès de jeu venant de l’acteur » [26]. La potentialité d’un excès de jeu, elle la traque chez les écrivains qu’elle adapte, les ramenant à sa propre écriture. Mais l’effort de « simplification » [27] ne signifie pas univocité du sens, au contraire, sa démarche qui vise à débarrasser le langage de ses afféteries contient également l’ouverture du sens et la possibilité, pour chacun des personnages, d’être dans la contradiction.
Le personnage de Nina peut facilement prêter à sourire [29]. Jeune « nymphette arriviste » durant les trois premiers actes, elle apparaît au dernier comme « la mère de l’enfant mort, l’actrice errante » [30]. Duras condamne sans appel [31] la Nina de Tchekhov : « La pire de tous, Nina. Elle qui faisait pleurer en 1955, nous fait maintenant rire. Ce qui la sauve ici, je crois, c’est d’abord qu’elle cesse de se croire une mouette, elle n’est pas une mouette. Ici elle est calme [32] ». Pour la réhabiliter, la faire exister autrement qu’en symbole, Duras coupe tous les éléments qui tisseraient une analogie explicite entre Nina et la mouette. Rien de tel qu’un symbole pour charger le sens [33] et imposer une interprétation, ce que Duras, d’une manière générale, bannit de son écriture.
NINA. — Vous êtes devenu irascible ces derniers temps. Vous vous exprimez d’une façon incompréhensible, par des symboles. Et cette mouette est probablement aussi un symbole, mais, excusez-moi, je ne le comprends pas… […] Je suis trop simple pour pouvoir vous comprendre. [34]
NINA : Vous êtes nerveux. Vous parlez, on ne comprend plus rien. (Elle ramasse la mouette.) Cette mouette morte, qu’est-ce que ça signifie ? Je ne vous comprends plus. M432
Surtout, dans le dernier échange entre Treplev et Nina, si celle-ci évoque l’anecdote de la mouette morte qui a inspiré à Trigorine le sujet d’une nouvelle, Duras supprime, à l’intérieur de la tirade, la répétition de « Je suis une mouette » [35]. Encore une fois, elle privilégie l’implicite, l’ouverture de sens, la possibilité pour le lecteur/spectateur de dessiner lui-même la psyché des personnages. Ainsi, ajoute-t-elle au texte de Nina, dès le début de la pièce, comme un aveu des limites, ou de la gageure, de toute écriture dramatique : « Comment montrer ce qui est en nous, caché ? » M409.
La suppression de la réplique la plus fameuse de La Mouette, outre sa dimension provocatrice, peut se lire comme un refus, pour Duras, de prendre en compte les digressions de l’auteur, essaimées au fil des répliques, sur « cette nouvelle philosophie allusive de Tchekhov qui porte sur le changement de la vie » [36]. « Je suis une mouette… Non, ce n’est pas ça. Je suis une actrice. » [37] renvoie à la confusion entre réel et irréel, à la désillusion, à la représentation de soi-même qu’autrui nous pousse à incarner. Ce miroitement du monde « comme volonté et représentation », inspiré de Schopenhauer, et que Tchekhov illustre par la mise en abyme du jeu théâtral, à travers le personnage et la conception créatrice de Treplev et celui de Nina, ne semble pas concerner Duras. Elle allège systématiquement, parfois les coupe, les propos des protagonistes sur l’art [38] ; elle ne résout pas l’ambiguïté de la formulation de Treplev (la traduction de Duras est un contresens) qui, encore aujourd’hui, nourrit l’analyse dramaturgique de la pièce :
Il faut représenter la vie non pas telle qu’elle est, mais telle qu’on la voit en rêve. [39]
La vie telle qu’elle est, pourquoi la peindre ? Elle est là. C’est telle qu’elle devrait être, telle qu’on la souhaiterait qu’il faut la montrer. M409
Françoise Morvan et André Markowicz en propose une version littérale qui renvoie explicitement à Schopenhauer : « Il faut peindre la vie non pas telle qu’elle est, ni telle qu’elle doit être, mais telle qu’elle se représente en rêve » [40]. Le sous-texte schopenhauerien serait une des clés de la pièce : « [il] oblige surtout à chercher comment ce jeu de la représentation amène chaque personnage à prendre en charge la volonté de l’autre et à la détourner à sa façon en se la représentant, dans un ensemble sans vérité définie par avance, sans leçon à prendre ou à donner » [41]. Duras semble avoir refusé de « traiter » la matière philosophique de la pièce, ce qu’elle nomme dans sa préface le « théâtre à thèse », « l’échec de Tchekhov ». Les « message[s] moderne[s] » [42], Duras ne croit pas qu’il incombe au théâtre de les délivrer, en tout cas pas sous une forme revendicative, « bavarde ». Faisant à Tchekhov un procès d’intention, elle va sans doute un peu vite lorsqu’elle lui reproche d’avoir voulu faire passer par la scène « sa première idéologie révolutionnaire, son jugement politique, son idée sur la révolution russe », tout en finissant, plus finement, par lui rendre justice : « […] n’oublie pas que lui, les idées, il en avait horreur » [43]. On peut comprendre que son jugement soit faussé, Duras ayant vu jouer Tchekhov dans les années 50 et l’ayant lu dans la traduction vieillie d’Elsa Triolet. La traduction récente de Morvan et Markowicz (lesquels réaffirment, à travers un hommage à Vitez, combien la compréhension des œuvres étrangères se nourrit du travail « archéologique » des traducteurs qui, les uns à la suite des autres, mettent à jour la profondeur d’un texte) « fait un sort » à toutes les bizarreries de la langue de Tchekhov symptomatiques de son fameux « bavardage » érigé en poétique, que révèle l’étude du texte russe — ce que Duras n’était pas en mesure de faire. Ainsi, comme le montrent Markowicz et Morvan, les « tics » langagiers des personnages agissent non pas comme des marqueurs psychologiques, mais comme des révélateurs de cette propension à « être ouvert aux représentations des autres » [44]. On peut néanmoins constater que Duras, de façon intuitive et sans partir de la langue de Tchekhov, non seulement refuse de clore les dialogues, mais cherche aussi, en égalisant les voix, à créer un mouvement continu au sein du texte. Son travail d’adaptation, si contestable qu’il soit, s’attache à des enjeux poétiques : en 1985, Duras, nourrie de ses nombreuses expériences théâtrales, aboutit à un texte « durassien », extrêmement difficile à juger tant on perçoit, sous le palimpseste, le texte d’origine [45].
Les reproches faits à Tchekhov sont ceux que Duras a pu se faire, et les transformations qu’elle opère sur le texte révèlent son propre processus d’écriture, Duras appartenant à la catégorie de traducteur « lui-même auteur, [qui] s’approprie l’œuvre au fil de son travail » [46]. La langue de son adaptation qui privilégie l’asyndète, fait disparaître les marqueurs dialogiques (ponctuation expressive, répétitions, hésitations… autant de traces de « bavardage »), réduit « la phrase à sa maigreur » [47], participe de sa recherche du dénuement.
Duras intime aux acteurs de jouer « contre Tchekhov », et attribue « l’empêchement » de la pièce aux « quatre personnages redoutables […] Arkadina, Trigorine, Treplev et Nina ». Si les circonstances qui ont précédé ce projet d’adaptation ne sont pas éclaircies [48], il semble que Duras ait trouvé dans La Mouette suffisamment d’éléments pour pouvoir absorber la pièce dans son écriture. Duras ne se contente pas de gommer certaines caractéristiques des personnages, elle les façonne à son goût.
Nina, qui survit à la désillusion amoureuse, se souvient de son enfance : « […] qu’elle n’en oublie pas tout, parce que ça, on n’y croyait pas » [49]. Face à Treplev qui remet en question la pureté de leurs sentiments d’alors (les répliques de Treplev sont des ajouts), Nina se rappelle : « Tu te souviens, Kostia, comme on était heureux avant [50]. Comme la vie était claire et joyeuse. Quels sentiments étaient les nôtres, Kostia, si purs, si purs… Tu te souviens ? ». Duras fait de Nina un être « dans une perdition constante… être perdu, c’est superbe. Ça relève encore de l’enfance. Tous les enfants sont perdus… J’aime beaucoup ça chez les femmes. [51] »
Le rapport à l’écriture, à travers les personnages de Trigorine et Treplev, renvoie à Duras, auteur :
TREPLEV : Tout est sujet pour vous ? Autour de vous, tout devient sujet ?
TRIGORINE : Oui.
TREPLEV : Autour de vous, il n’y a pas une seule chose qui échappe à cette flétrissure, à cette vulgarité-là ?
TRIGORINE : Qu’est-ce qui vous prend ?
TREPLEV : Rien. Pourquoi ? (Un temps.) Pourquoi cherchez-vous toujours des sujets ? M467
TREPLEV, tristement : Je n’ai pas de vocation. Et je n’ai pas la foi. Je n’ai que toi.
NINA : Tu écris.
TREPLEV : J’ignore pour qui j’écris, et pourquoi j’écris, et ce que j’écris. C’est ce que j’appelle écrire. M476
Par ces ajouts qui stigmatisent les personnages, Duras fait surgir deux aspects-repoussoirs de la figure de l’écrivain : le « retraité de l’écriture » [52], Trigorine, toujours à la recherche de sujet mais qui aspire à l’errance des autres (vrais) écrivains, et le jeune artiste didactique, « plein de lui-même [53] », Treplev, dont Duras aimerait « qu’il élargisse son désespoir […] à la mesure de celui du commun » [54] sans les prétentions qu’il attache à lui-même et à l’écriture. Avant de se suicider, « contrairement à la pièce » M478, Treplev entame un chant joyeux, comme soulagé d’échapper au « danger d’endoctrinement terrifiant [auquel] il aurait été exposé s’il avait vécu plus longtemps » [55].
De même qu’elle cherche à unifier la langue, Duras entend unifier l’espace de la pièce. À chacun des actes, la mention de grands panneaux bleus apparaît en didascalie :
Peut-être le fond s’est-il rapproché. Les panneaux se sont écartés, le balcon a gagné sur la scène. M423
La toile du fond s’est encore rapprochée de nous. M441
La grande toile du fond, toute proche désormais. Écran opaque, oppressant. M457
Par la présence de ces panneaux sur scène qui, peu à peu, aplatissent l’espace et minimisent la portée symbolique [56] des quelques éléments naturalistes restants, Duras « cherche les moyens de faire sentir qu’on ne passe pas d’un lieu à l’autre mais qu’une dynamique compose et décompose à partir des mêmes éléments des espaces diversifiés » [57]. Ces effets d’images en trois dimensions qui semblent s’aplatir — qu’on trouve également dans les mises en scène de Bob Wilson — induisent un resserrement de l’aire de jeu où espace et temps sont liés dans un présent continu. Duras représente l’espace scénique pour lui-même : le dernier acte a lieu dans l’espace des trois premiers actes qui s’est déconstruit progressivement, la structure des panneaux bleus étant garante du continuum spatio-temporel.
Le présent auquel Duras souhaite ramener « son » Tchekhov est celui de sa propre écriture dramatique, un théâtre « duratique » « dont le drame entier se concentre dans l’énonciation de la parole » [58]. Ainsi, peut-on en trouver un nouvel indice dans le passage de la tension dramatique des didascalies au choix lexical. Duras supprime souvent les indications gestuelles trop expressives [59], par contre l’intensité est tout entière contenue dans les mots (exemples non exhaustifs qui révèlent également la traduction vieillie d’Elsa Triolet, et les modalités d’un certain théâtre) :
MACHA [à Arkadina] : Votre fils n’est pas heureux, Irina Nikolaevna. M425 / Il a le cœur gros. La Mouette 1954, p.61 [61]
SORINE [parlant de Macha] : Elle n’est pas très heureuse. M427 / La pauvrette n’a pas de bonheur personnel. La Mouette 1954, p.63 [62]
ARKADINA [à Treplev] : Tu as du plaisir à me torturer. M448 / Tu te délectes à me dire des choses désagréables. La Mouette 1954, p.87 [63]
Ce travail sur la langue qu’elle charge de sa propre intensité ne lui permet pas toujours de saisir la particularité de la langue tchekhovienne en « tension entre deux systèmes de représentation, l’un tourné vers l’avenir et l’autre vers le passé — ce qui est à la fois à l’origine de la drôlerie et du tragique » [64]. L’épure de son écriture qui démotive la parole entraîne parfois un excès de signifiance, à l’encontre du « jeu de miroitement » propre à Tchekhov. Jacques Lassalle décrit à son tour cette spécificité du présent tchekhovien en constante dissolution :
L’adaptation que fait Duras de La Mouette de Tchekhov propose un vaste aperçu des caractéristiques de son écriture (pas seulement dramatique) qui s’affirment au fil des expériences ; le travail de l’écrivain est un travail d’évidement, de dépouillement, les personnages sont absorbés dans un ensemble qui les dépasse et qui impose une parole et une spatio-temporalité spécifiques. « Je vais travailler sur Tchekhov sans modèles, ni références » [67], prévient Duras qui plie les éléments du théâtre (et Tchekhov lui-même ?) à ses exigences d’écrivain [68]. En cassant les lois de l’écriture et du jeu dramatiques conventionnels qui concourent à « user » [69] le texte, Duras cherche à exploiter « les potentialités scéniques de ce qu’elle nomme désormais « l’écrit » [70]. Son travail d’adaptation est au service de sa propre poétique, de ce qu’elle, lectrice de Tchekhov, perçoit dans le texte d’origine et qu’elle ramène à elle, à sa propre écriture, faisant de Macha une figure de lectrice (voir note 45), relais entre le texte originel et l’adaptation. Sa démarche, aux antipodes de la conception proposée par Walter Benjamin dans « La Tâche du traducteur » [71], qui pose comme condition préalable le retour à l’original, fait de l’adaptation de La Mouette une porte ouverte sur l’atelier de l’écrivain Duras, une révélation, dans le passage concret d’une langue à l’autre, d’un texte à l’autre, des enjeux poétiques qu’elle met en œuvre.
[1] QUIRICONI Sabine, « Au théâtre, c’est à partir du manque qu’on donne à voir » in Cahiers de l’Herne : Marguerite Duras, Paris, Éditions de l’Herne, 2005, p.170
[2] La Mouette, adaptée par Duras, sera mise en scène en 1985 par Jean-Pierre Amyl au Théâtre de la Criée, à Marseille. À ce jour, je n’ai pas trouvé d’articles de presse qui s’y rapportent.
[3] COURNOT Michel, « Duras traduit Tchekhov » in Le Monde, 30 août 1984
[4] FLORENNE Yves, « Mises à mort » in Le Monde, 18-19 novembre 1984
[5] Cité par Yves FLORENNE, Ibid.
[6] « Avec cette vieille mouture de Tchekhov, ou plutôt sans elle, la jeune meunière va donc nous rendre une farine neuve. Pourtant, le dernier mot choque un peu. Je ne sais s’il y a dans toute la littérature un écrivain à qui ce mot convienne mieux […] « pudeur ». Grâce à Mme Duras, il va donc être surdoué. […] », Ibid.
[7] DURAS Marguerite, préface à La Mouette in Théâtre IV, Paris, Gallimard, 1985, p.396. Le titre sera abrégé en M.
[8] TCHEKHOV Anton, La Mouette, traduction d’Antoine Vitez, Paris, Actes Sud, 1984. Cette traduction, ainsi que celle plus récente établie par Vladimir Ant (Paris, L’Arche, 2006), se distinguent, d’un point de vue stylistique, de la version d’Elsa Triolet, par un travail de concision et de modernisation de la langue.
[9] TCHEKHOV Anton Pavlovitch, Сочинения. 11. Пьесы 1885-1904, Moscou, Художественная литература, 1948, pp.6-58
[10] TCHEKHOV Anton, Œuvres, traduction d’Elsa Triolet, Paris, Editeurs Français Réunis, 1954. Le titre est abrégé en La Mouette 1954.
[11] QUIRICONI Sabine, op.cit., p.170
[12] L’intrusion de l’oralité et les fameux « effets de réel » sont souvent l’enjeu de traductions plus récentes, comme celles d’Andreï Markowicz et Françoise Morvan (Actes Sud, 2001) ou de Vladimir Ant. Nous verrons que ces effets, particulièrement dans la version de Morvan/Markowicz, participent pleinement de la poétique du texte.
[13] QUIRICONI Sabine, Marguerite Duras : mise en crise du drame et de la représentation, thèse de doctorat, IET, Paris III, 2000, p.280
[14] МЕДВЕДЕНКО. Отчево вы всегда ходите в черном ?
МАША. Это траур по моей жизни. Я несчастна.
[...]
МЕДВЕДЕНКО. [...] Какая охота идти за человека, которому самому есть нечего ?
МАША. Пустяки. (Нюхает табак.) Ваша любовь трогает меня, но я не могу отвечать взаимностью, вот и все. Ч8-9
[15] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.396
[16] SZONDI Peter, à propos des drames de Tchekhov : « les hommes vivent sous le signe du renoncement. Renoncement surtout au présent et à la communication, au bonheur de la vraie rencontre. Cette résignation où la nostalgie et l’ironie produisent ensemble une attitude moyenne, détermine également la forme et par là le lieu de Tchekhov dans l’histoire du développement de l’art dramatique moderne. » in Théorie du drame moderne, cité par Quiriconi Sabine, op.cit., p.102
[17] Les ajouts au texte d’origine seront soulignés tout au long de l’étude.
[18] « La jalousie me fait souffrir. […] Je comprends… » 67 [Я страдаю от ревности. [...] Я понимаю… » Ч27
[19] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.396
[20] Ibid.
[21] Voir La Mouette 1954 pp.64-65 / M428-429
[22] « Pardonne à ta mère coupable » La Mouette 1954, p.88 / « Прости свою грешную мать. » Ч39, devient chez Duras « Pardonne à ta mère » M449. Chez Duras, maternité et amour maternel sont le plus souvent magnifiés, annihilant toute possibilité de culpabilité (Voir par exemple La Vie matérielle, Paris, Folio Gallimard, 1994 (P.O.L. 1987), p.69)
[23] À l’acte III, par exemple, il n’y a qu’un « rouble à partager en trois » M454, sans que la mesquinerie d’Arkadina ne soit lourdement signifiée.
[24] Cокровише мое, отчаянная голова, ты хочешь безумствовать, но я не хочу, не пушу… (Смеется) Ты мой… ты мой… И этот лоб мой, и глаза мои, и эти прекрасные шелковистые волосы тоже мои… Tы весь мой. Ты такой талантливый, умный, лучший из всех теперешних писателей, ты единственная надежда России… У тебя столько искренности, простоты, свежести, здорового юмора… Ты можешь одним штрихом передать главное, что характерно для лица или пейзажа, люди у тебя как живые. О, тебя нельзя читать без восторга ! Ты думаешь, это фимиам ? Я льшу ? Ну, посмотри мне в глаза… посмотри… Похожа я на лгунью ? Вот и видишь, я одна умею ценить тебя ; одна говорю тебе правду, мой милый, чудный… Поедешь ? Да ? Ты меня не покинешь ?… Чайка40-41
[25] LONSDALE Michaël, interviewé par Liliane PAPIN, in Le Théâtre de Marguerite Duras, Saratoga, Anma Libri, 1988, p.132
[26] RÉGY Claude, interviewé par Liliane PAPIN, in Le Théâtre de Marguerite Duras, op.cit., p.143
[27] BLOT-LABARRÈRE Christine, Marguerite Duras, Paris, Le Seuil, 1992, p.244
[28] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.397
[29] Voir les propos de BESSON Benno qui poursuit : « L’actrice sera consternée devant la naïveté, voire la bêtise de telle ou telle réplique de l’héroïne (ses idées sur la célébrité, sur le droit des caprices des artistes par rapport aux exigences de l’exploitation agricole !) […] », « À propos de Nina » in Anton Tchekhov, Silex (Grenoble) n°16, 1980, p.88
[30] Ibid.
[31] Dans la version de Duras, alors que Nina pérore sur le destin d’un écrivain, Trigorine finit par s’exclamer : « Si vous cessiez un peu d’être ridicule. », M436
[32] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.397
[33] En cela, Duras rejoint les premiers détracteurs de Tchekhov qui, en 1896, lui reprochaient son « ibsénisme », voir le dossier établi par André Markowicz et Françoise Morvan in La Mouette, Arles, Actes Sud, 1996, p.209
[34] « В последнее время вы стали раздражительны, выражаетесь все непоятно, какими-то символами. И вот эта чайка тоже, по видимому, символ, но, простите, я не понимаю… (Кладем чайку на скамью.) Я слишком проста, чтобы понимать вас. » Ч28
[35] DURAS Marguerite, op.cit., 475-476
[36] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.396
[37] « Я — чайка… Не то. Я — актриса. » Чайка56
[38] En particulier ceux de Treplev sur la recherche de formes nouvelles (voir par exemple La Mouette, 1954, p.39 /M406) subissent de larges coupes.
[39] « Надо изображать жизнь не такою, как она есть, и не такою, как должна быть, а такою, как она представляется в мечтах. » Чайка13
[40] MARKOWICZ André et MORVAN Françoise, Note des traducteurs, préface à La Mouette, Arles, Actes Sud, 1996, p.13
[41] MARKOWICZ André et MORVAN Françoise, Ibid., p.14
[42] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.396
[43] DURAS Marguerite, op.cit., p.395
[44] MARKOWICZ André et MORVAN Françoise, Ibid., p.14. Les traducteurs creusent leur analyse dramaturgique en relevant justement ces marques récurrentes : « On trouve là, et de manière beaucoup plus subtile encore, l’équivalent du jeu des mots clés, des indices qui circulent dans toute la pièce et sont repris par tous. Ce qui importe, dans le cas de ces mots, ou de ces représentations, ça n’est pas qu’ils définissent un type, caractérisent un personnage et l’isolent, mais font de toutes les caractéristiques individuelles quelque chose d’anecdotique en regard de ce langage pris en charge par tous. »
[45] Duras renvoie elle-même le lecteur à son esprit critique, non sans ironie, lorsqu’elle fait dire à Macha : « C’est ce soir le spectacle, c’est pour ce soir. Enfin. On attendait ça depuis longtemps. » M402 / « Il y a de l’orage dans l’air. C’est toujours ce qu’on dit avant les pièces comme celle-ci. » M402 / « À quoi ça sert cette comédie ? » M460
[46] BESSON Jean-Louis, « Pour une poétique de la traduction théâtrale » in Critique, Paris, n¨699-700, 2005, p.705
[47] LOIGNON Sylvie, Marguerite Duras, Paris, L’Harmattan, 2003, p.131
[48] Quels enjeux motivaient cette commande, alors que la traduction de Vitez venait de paraître ? Comment Duras a-t-elle travaillé ? Les circonstances qui motivent l’adaptation restent énigmatiques.
[49] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.397
[50] « Comme on était bien autrefois, Costia ! » La Mouette 1954, p.119 / « Хорошо было прежде, Костя ! » Ч57
[51] DURAS Marguerite, Cahiers Renaud-Barrault, n°106, 1983, extrait cité par Christine Blot-Labarrère in Marguerite Duras, op.cit., p.16
[52] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.397
[53] Voir M415.
[54] DURAS Marguerite, préface à La Mouette, op.cit., p.397
[55] DURAS Marguerite, Ibid.
[56] « C’est un espace symboliste dans la mesure où, s’appuyant sur un certain nombre de paires, il concrétise en particulier la dialectique du dedans/dehors », QUIRICONI Sabine (op.cit., p.109) qui renvoie à l’étude de George BANU, « Ruptures dans l’espace de La Mouette », in Le Texte et la scène, étude sur l’espace et l’acteur, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III, 1978, p59
[57] QUIRICONI Sabine, op.cit., p.111
[58] BLOT-LABARRÈRE, Marguerite Duras, op.cit., p.244
[59] Dans son écriture dramatique comme dans sa direction d’acteurs, elle privilégie le statisme des corps.
[60] « Фуй, какой нервный. [...] Как вы бледны ! » Ч21
[61] « У него нехорошо на душе. » Ч24
[62] « Личного счастья нет у бедняжки. » Ч25
[63] « Для тебя наслаждение говоритъ мне неприятности. » Ч38
[64] MARKOWICZ André et MORVAN Françoise, Note des traducteurs, op.cit., p.11. « Il nous a semblé qu’on ne pouvait comprendre le premier dialogue entre Macha et Medvédenko qu’à partir de ce « d’où vient que [vous soyez toujours en noir ?]… » qui s’adressait à un passé noir, mort, en deuil et tentait de le relayer par un laborieux espoir d’avenir meilleur. »
[65] LASSALLE Jacques, dans un entretien avec Georges Banu in Anton Tchekhov, Silex (Grenoble) n°16, 1980, p.92
[66] DURAS Marguerite, « La Traduction » in Le Monde extérieur, Outside 2, Paris, P.O.L, 1993, pp.131-132
[67] Cité par Yves FLORENNE, op.cit.
[68] « Nous n’avons jamais nié le théâtre ni le cinéma. Ce que nous cherchons à faire, c’est à intégrer les choses, à les rendre dans le théâtre, à les mettre, à les prendre là du texte et à les mettre ici, dans l’espace du théâtre. C’est ça… [Cahiers Renaud-Barrault, op.cit. 1976, n°91, p.20], cité par Christine Blot-Labarrère, op.cit., p.243
[69] « Va déclarer tes textes lamentables, définitivement usés. » reproche Treplev à sa mère (M449).
[70] QUIRICONI Sabine, « Au théâtre, c’est à partir du manque qu’on donne à voir » in Cahiers de l’Herne, op.cit., p.169
[71] BENJAMIN Walter, « La Tâche du traducteur » in Œuvres I, Paris, Gallimard/Folio, 2000 (1972), pp.244-262