J’ai fait des progrès en tant qu’être humain
Canicule : elle pourrait durer jusqu’en septembre. Selon l’éminent météorologue G.M., l’importance inhabituelle des pluies depuis la fin du mois de juin sur l’Afrique subsaharienne entraîne une diminution des précipitations et une augmentation de la chaleur sur les côtes européennes de la Méditerranée.
Le Monde, Samedi 9 août 2003

À partir de ce jour, une forme de stupeur hébétée s’empara de la France. L’air brûlant qui se répandait dans tout le pays entrait dans les poumons des hommes et les faisait suffoquer. Peu habitués à cette douleur lancinante, étouffant dans l’étuve des villes, les humains se réfugièrent dans les piscines, et le gouvernement, à travers la voix paternaliste de son Premier ministre, suggéra qu’il serait dorénavant préférable, par civisme, d’utiliser non plus la voiture mais les transports en commun.

Devant les piscines municipales et privées, des files interminables de citoyens exaspérés se formèrent. L’attente durait plusieurs heures : il arrivait qu’on évacue ceux qui s’évanouissaient sous le soleil. Le malaise grandit : jour après jour, des clameurs fusaient de part et d’autre des groupes de gens amassés et ces clameurs roulaient, grondaient, s’amplifiaient jusqu’à retentir comme un grognement uniforme de protestation.

Devant certains établissements, la foule amocha les agents de sécurité et la caisse fut prise d’assaut.

Le gouvernement, à travers la voix paternaliste de son Premier ministre, suggéra qu’il serait malheureusement préférable, par souci de sécurité et dans l’intérêt des concitoyens, de fermer jusqu’à nouvel ordre les piscines publiques et privées.

Sueur collée, ruisselante, corset de transpiration poisseuse, vertige, harassement, asphyxie.

On dénombra en quinze jours des centaines de morts accidentelles survenues aux heures de pointe : corps projetés sur les rails, corps électrifiés, corps piétinés, corps écrasés sous les roues des véhicules pris en chasse par la police.

La vague de chaleur durerait encore huit jours.

Les records de pollution à l’ozone furent battus dans toutes les régions.

Le niveau des nappes phréatiques qui fournissaient la quasi-totalité de l’eau potable utilisée par la population, inéluctablement, baissa : les citoyens se ruèrent sur les stocks de bouteilles d’eau minérale, lesquelles disparurent des rayons des grandes surfaces.

Un service spécialisé fut créé pour découvrir et débarrasser les corps des personnes âgées oubliées dans leur appartement : l’ensemble de la population accueillit avec soulagement ces jeunes gens en tunique orange qui ployaient sous le poids des corps asséchés, emballés dans des sacs noirs hermétiques.

Des individus rendus fous par la chaleur allumèrent des feux ; ceux-ci ravagèrent en quelques jours des hectares et des hectares de forêt. Une nouvelle brigade fut chargée d’exterminer les pyromanes.

Le Premier ministre désigna les nouveaux ennemis publics numéro un : les pyromanes et les automobilistes.

Familles claquemurées sous le souffle grinçant et sec des ventilateurs.

Le PIB entama un déclin vertigineux.

Il était étrange de voir des adultes sains, vigoureux, devenir peu à peu des loques : ces hommes au visage crispé et flasque avançaient dans les rues, ahanant et râlant. Ils n’avaient plus la force d’articuler des phrases complexes, les syllabes s’échappaient sporadiquement des bouches sèches, ces syllabes se perdaient dans les soupirs.

Et le PIB poursuivit son vertigineux déclin.
Dans un premier temps, les employés, cadres, ouvriers organisèrent la révolte : après plusieurs malaises d’agents administratifs prisonniers de leur verrière, les postiers entamèrent une grève spontanée. Ils furent rejoints par les agents de la RATP qui réclamaient le port autorisé du bermuda et la climatisation des transports en commun. Courrier et circulation furent bloqués. Dans les bureaux, les patrons eurent beau récompenser à coup de primes les éléments zélés, on ne put que déplorer le flegme et l’absentéisme croissants des travailleurs.

Les hommes et les femmes se regardaient et la chaleur creusait dans leurs orbites des trous de plus en plus profonds. Les corps réagissaient à ce dérèglement de façon imprévue : traits altérés par l’effort pour résister, palpitations cardiaques, asthme et insuffisance respiratoire, troubles de la vue et de la conscience (coma et convulsions), confusion mentale, évanouissement. L’hyperthermie pouvait atteindre en quelques heures 42 degrés.

Le Premier ministre cria haro sur les travailleurs improductifs, et les entrepreneurs licencièrent à tour de bras.

Les artistes organisèrent des happenings conceptuels sur ce phénomène climatique si apocalyptique. Quelques vernissages à minuit, quelques canulars consensuels, des reproductions de tableaux peints en deux heures et secs en une vingtaine de minutes. Puis, lassés, les artistes regagnèrent leur loft sombre et se fondirent dans le désespoir généralisé de leurs concitoyens, ce qui ne manqua pas de les désespérer davantage.

Ce qu’on était en train de vivre était un événement majeur.

Le flux de victimes de la canicule atteignit un chiffre impensable : le gouvernement, par la voix paternaliste de son Premier ministre, tenta de rasséréner la population.

Au fur et à mesure que la chaleur augmentait, la ville devint plus silencieuse. La canicule ne se prolongerait pas au-delà du mois d’août : le soir, les gens se réfugièrent dans les églises et, agglutinés devant des icônes glaçantes, ils se mirent à prier.

La vague de chaleur provoqua la fonte des glaciers. Les cadavres d’animaux enterrés à la va-vite pourrirent en infestant les campagnes. Les plantes et les arbres se desséchèrent sur place. Dans les villes, la consommation d’électricité due à la production de froid et aux systèmes d’irrigation augmenta au-delà de tout bon sens, ce qui entraîna l’appauvrissement du pays.

On commença d’organiser l’évacuation. De la métropole, les rives verdoyantes de l’Afrique devinrent l’éden à atteindre et les premiers à partir furent les immigrés africains qui, après avoir effectué quelques formalités rapides, s’envolèrent à bord de longs charters.


Halte à l’immigration ! Le gouvernement sénégalais a entériné de nouvelles lois qui excluraient (sauf cas exceptionnel) le rapprochement des familles, ceci afin d’endiguer le flux inquiétant d’immigrés en provenance d’Europe.
Le Télégraphe de Dakar, 15 décembre 2004

Drame humanitaire : un cargo rempli de réfugiés européens à destination de l’Afrique a sombré dans la mer Méditerranée. Les secours ont été longs à réagir et l’on ne compte aucun survivant.

Des milliers de réfugiés en attente de régularisation ont été parqués dans des camps provisoires le long de la côte. Les conditions sanitaires y sont déplorables et Médecins sans barrières intervient régulièrement auprès des autorités afin qu’elles maintiennent dans ces camps une hygiène élémentaire.

Dans un camion qui transportait des fûts de bière, les douaniers ont découvert hier les corps inanimés d’une famille originaire de Lille (ville située dans le nord de la France) : déjà affaiblis par un an de canicule et plusieurs jours de voyage, les parents et leurs trois enfants auraient perdu connaissance avant de pouvoir alerter le conducteur du camion. Sans doute ont-ils préféré ne pas prendre le risque d’être découverts.

L’obtention de la carte de séjour sur le territoire africain étant désormais soumise entre autres conditions à la maîtrise de la langue, on recrute des centaines de professeurs d’ALE (Africain Langue Etrangère). Ces enseignants devront être dynamiques et polyvalents, des qualités d’écoute sont vivement souhaitées. Parler le français, l’anglais ou l’allemand serait un plus.

Les Sans Visa ont décidé de manifester à nouveau mardi prochain : le rendez-vous est donné Place du Tirailleur. Soutenu par quelques intellectuels africains, le collectif compte multiplier les mouvements pacifistes jusqu’à la régularisation de tous les demandeurs d’asile économique présents sur le territoire et l’assouplissement de la politique de contrôle de l’immigration. Le Premier ministre, quant à lui, a assuré d’un ton paternaliste qu’il ne laisserait pas des êtres en errance sombrer dans la détresse et que les demandeurs devaient en premier lieu se déclarer auprès des préfectures afin de clarifier leur situation.

Dorénavant, le port du "blue-jeans-basket" dans l’enceinte des établissements scolaires est formellement interdit aux jeunes lycéennes.
En vue des épreuves du baccalauréat 2005, le ministre de l’Education a tenu à rappeler que l’enseignement du Coran n’est pas optionnel mais bien obligatoire, quelle que soit la croyance personnelle de chacun.

La mort de Jean Martin, 33 ans, célibataire, a ébranlé la communauté blanche de la cité Les Dunes à Dakar. Le jeune homme, pris de panique lorsque les brigades anti-clandestins ont sonné à sa porte, a sauté par la fenêtre du 7ème étage. C’était un garçon tellement sensible, explique un voisin, il travaillait dur et vivait cloîtré chez lui, dans la peur. Ça n’est pas un acte suicidaire, ajoute Monsieur N., c’est ce qui nous guette tous. Les funérailles de Jean Martin auront lieu samedi matin, donnant ainsi au collectif des Sans Visa une nouvelle occasion de revendiquer le droit à l’asile.

Texte extrait (revu) de Jets de vapeur II - Prix de la Nouvelle, thème Cycle
Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3 (2004)
Par Sarah Cillaire