Scène blanche

Quelques années après la mort de mon père, j’essaie de mettre en mots, de donner un temps compréhensible et humanisé à une scène blanche et immobile, dont je n’ai pu, pendant longtemps, dégager aucun sens ni aucune émotion. Même la souffrance a mis un certain temps à devenir perceptible, repérable.

Pendant ce long mois où j’ai passé tous mes après-midi à côté de lui, dans une unité de soins intensifs, l’absurdité des souffrances qu’on lui faisait subir, l’impuissance devant des règles et des lois lourdes de traditions obscures me suffoquaient. C’était comme si on faisait sortir, devant mes yeux perplexes, des lois du fond des âges, venues se greffer sur les machines étincelantes, transparentes, pour faire circuler le sang et l’air dans le corps sans âme de mon père. Des pratiques que je croyais révolues depuis longtemps auraient été réveillées pour se joindre aux dernières technologies et créer un monde absurde, où la mort et la vie cessaient de respecter leurs frontières, se confondant et devenant obscènes faute de limites.

Mon père est mort de sept causa mortis. La septième raison de sa mort était une septicémie généralisée. Sa peau était jaune, transparente. A l’hôpital, on l’a sans cesse ranimé pendant un mois. On disait que le cerveau était vivant et qu’il réagissait à la douleur !...

Il est mort de sept causa mortis, c’était écrit dans le certificat de décès. Dans un pays très catholique, où la famille pèse très fort, et où l’on respecte les traditions, on l’avait maintenu en vie pendant un mois d’inconscience. Cela nous permettait d’aller le voir tous les jours, poussés par notre affliction de le voir là tout seul, traversé de tubes plastiques qui lui rentraient par tous les orifices ou, comme s’il n’y en avait pas assez, par des aiguilles qui peu à peu nécrosaient sa peau devenue si fine et fragile…

Mort de sept maux, comme les Sept douleurs, les Sept épées qui traversaient le coeur de l’image sainte dans le couloir. Ah, mes morts… Mes larmes vous baignent, une à une, comme celles qui tombaient d’un tube transparent, dans ce corps qui voulait tellement s’en aller.
J’ai demandé au médecin chef la raison de cet acharnement, et il m’a répondu que, s’il ne faisait pas ainsi, n’importe quel membre de la famille du malade pouvait lui faire un procès. Tant qu’ils en avaient les moyens, lui et son personnel devaient faire tout ce qui était possible pour maintenir en vie les patients. Forcée de comprendre que personne ne pouvait m’aider, ni aider mon père, j’ai continué de venir tous les jours, coupable, exaspérée, interpellant ma grand-mère dans mes prières pour qu’elle vienne chercher son fils déjà plus proche d’elle que de moi.

Un jour, cependant, un autre médecin est venu me parler. Ou c’est moi qui lui ai parlé, je ne sais plus, il avait l’air si doux et calme, qu’on pouvoir espérer des réponses, de la compassion. En fait, il n’y pouvait pas grand-chose, mais au moins, il m’a raconté ce qui se passait. Il paraît qu’un matin de très bonne heure mon père était entré dans le coma. Á cette heure-là, il n’y avait à l’hôpital que des internes inexpérimentés, des étudiants qui réagissent selon le manuel des gestes à faire dans des cas pareils. Et ils ont fait ce pourquoi on les avait entraînés, ramenant ainsi mon père à sa respiration, à son battement de cœur, à ses sondes qui ont recommencé à se remplir. Á ce quelque chose que les petits soldats en blouse blanche appelaient vie, parce que ça bougeait entre leurs mains.

J’ai compris qu’après cela ce médecin avait essayé de leur expliquer qu’il fallait modérer l’intensité de telles actions. J’ai aussi pu espérer qu’on ne l’assommerait plus de tous ces « actes médicaux » mécaniques et brutaux. Et, comme la conversation semblait aller de soi, que nos échanges venaient calmement ponctuer chaque observation par une réflexion qui la prolongeait, il m’a fait part de ses propres conclusions.

Il faut savoir que dans mon pays il n’y a pas de sécurité sociale comme en France. Ou bien on peut payer un hôpital privé ou l’on va mourir misérablement dans des services publics d’une pauvreté indescriptible. Et pour pouvoir payer les frais d’hospitalisation, il faut avoir des assurances privées. C’est de cela que me parla ce médecin. Il me dit que lui-même n’avait pris aucune assurance, pour que ce qui arrivait à mon père ne lui arrive jamais à lui. Sa logique était impeccable. S’il n’y a personne pour payer, disait-il, l’hôpital ne peut pas garder le malade en soins intensifs indéfiniment. Personne n’a intérêt à prolonger artificiellement et coûteusement la vie d’un corps qui a déjà donné tous les signes de vouloir s’arrêter. Je l’écoutais et le regardais un peu perplexe, en me posant des milliers de questions, mais surtout je le considérais avec beaucoup de respect. Je ne l’ai jamais oublié, et je le remercie non seulement pour ce qu’il a essayé de faire pour aider mon père, mais aussi pour ce dialogue plein de sens et d’humanité dans un monde désespérément indifférent et absurde.

Finalement, mon père a réussi à échapper aux soins médicaux. Un matin, on nous a prévenus de son décès. Jusqu’aujourd’hui, lorsque je descends à la station de métro où je prenais le bus pour aller à l’hôpital, ma peau se hérisse. Je prie seulement pour que, lorsque je mourrai, on ait eu le temps de réfléchir, pour avoir le droit d’être entourée par des gens sensibles aux signes émis par des corps en partance – surtout si l’on croit que c’est l’âme qui part, il faut être très attentif aux faibles signaux qu’elle ne peut donner qu’à travers ce corps-là, le seul qu’elle a pour s’exprimer. J’espère aussi qu’il y aura alors des lois qui tiendront compte du pouvoir extraordinaire des machines : qu’elles ne les soumettent pas à la tentation, amen.

Extrait de Mon accent, recueil inédit.

Par Regina M.A. Machado