Mon image


© Photo RMN-Grand Palais - H. Lewandowski

Paul Cézanne (1839-1906) : Les joueurs de cartes

Écolier, j’avais déjà suspendu une reproduction très bon marché de ce tableau au-dessus ou près de mon bureau. La compagnie qu’avait cette image changeait, mais il m’était impossible de la décrocher, jusqu’à ce jour d’il y a seulement quelques années, lors de mon dernier déménagement (provisoire) ; elle était, suite à de nombreux raids aériens et de fréquents départs, par trop jaunie, poussiéreuse et presque tout à fait usée. Je ne me suis pas racheté de nouvelle reproduction dont la perfection m’aurait peut-être déçu.

Jamais je ne me suis demandé pourquoi cette image était la seule que jamais je n’aie remplacée. Peut-être parce que je pressentais ce qui m’est apparu (à peu près) clair lors de réflexions ultérieures : parce qu’elle contient tout ce que l’art doit contenir : la passion, l’éphémère rendu éternel, une tension formidable – un silence de mort, l’Humain – et un mépris glacial de celui-là. Une composition dans laquelle, chaque, vraiment chaque infime coin « est assis », sans une touche superflue ou même « à côté » et qui agit si simplement que les imbéciles la tiennent pour petite ; une spiritualité élevée – et un peu de la terre dont nous sommes faits.

Traduit par Pierre Malherbet


© Photo RMN-Grand Palais - H. Lewandowski

Paul Cézanne (1839-1906) : Les joueurs de cartes

Ich habe eine Reproduktion dieses Bildes, eine sehr billige, schon als Schüler über oder in der Nähe meines Schreibtisches hängen gehabt; die Gesellschaft, die dieses Bild hatte, wechselte, es selbst konnte ich nie abhängen, bis es eines Tages nach vielen Bombenangriffen und vielen Umzügen zu sehr vergilbt, verstaubt und fast regelrecht verschlissen war, vor wenigen Jahren erst, beim (vorläufig) letzten Umzug. Ich habe mir keine neue Reproduktion gekauft, wahrscheinlich deshalb nicht, weil mich deren Perfektion enttäuscht hätte.

Ich habe mich nie gefragt, warum dieses Bild das einzige war, das ich nie auswechselte. Vielleicht weil ich spürte, was mir beim späteren Nachdenken darüber (halbwegs) klar wurde: daß es alles enthält, was Kunst enthalten sollte: die Leidenschaft, das Vergängliche unvergänglich zu machen, eine ungeheure Spannung – und atemlose Stille, Menschliches – und eine eiskalte Verachtung des Menschlichen; eine Komposition, bei der jede, jede winzige Ecke „sitzt“, kein Tupfer überflüssig oder gar „daneben“ und die so einfach wirkt, daß Dummköpfe sie für klein halten; hohe Spiritualität und ein bißchen von der Erde, aus der wir gemacht sind.

Par Heinrich Böll

Prix Nobel de littérature (1972), Heinrich Böll (1917-1985) est davantage connu, en France comme en Allemagne, pour ses romans et ses nouvelles que pour ses essais. Victime du nazisme, ballotté pendant sept ans sur tous les fronts au gré des infortunes de la guerre, « cet ersatz d’aventure », il fait partie de cette génération d’écrivains de la moralisation née dans une Europe sacrifiée sur l’autel de la Barbarie. Pour l’écrivain colonais, il s’agit en premier lieu d’interroger son passé, de se pencher sur les questions de la culpabilité et de la responsabilité – qu’à l’instar du soldat Beckmann, héros bien malgré lui de Draussen vor der Tür, on aimerait pouvoir refiler à son prochain pour s’en débarrasser. Mais il s’agit aussi, dans cette Allemagne déchirée de l’après guerre, de proposer une identité culturelle allemande, de répondre à la délicate question posée par Adorno : Was ist Deutsch ? Pas de choix, donc, pour Böll : témoin de son temps, révolté mais jamais révolutionnaire, il a le besoin impérieux d’en brosser un tableau, rarement reluisant. Il va au fond des choses, descend au plus profond de la psyché humaine et l’on reconnaît là le grand romancier – il cherche, dans ses essais, à appréhender la réalité. Bas les masques ! Riez, vous autres, dans la salle obscure de votre cinéma, les yeux rivés sur ce stupide écran, alors qu’il y a peu vous vous couchiez dans la terreur.
L’éphémère, le pittoresque, ça n’intéresse pas Böll : il lui faut davantage. Partant d’une observation simple, souvent de lui même, dans la plus pure tradition essayiste qu’il est allé glanée en France, c’est la vérité morale des évènements qu’il recherche dans ses essais, une vérité désincarnée de l’histoire. Il veut mettre en garde, il veut avertir ses contemporains face à cette déréliction qui les guette, souvent avec naïveté.
Écrire permet donc à Böll de rentrer de plain pied dans son temps. Mais chez l’écrivain catholique, nulle place pour le désespoir : l’humanité est corrompue, pourtant Böll ne veut qu’une chose : révéler l’homme à lui-même en s’intéressant, dans ses nouvelles, ses romans ou ses essais, aux destinées individuelles, à l’unicité de chaque être humain et à ses souffrances – et c’est là tout le sens et la beauté de sa démarche. Il écrit alors dans une langue simple, une langue dont il sait qu’elle pourra toucher le plus grand nombre, sans prétention ni recherche esthétique, engoncée, même, de temps à autre. Qu’on se rassure cependant, et qu’on me permette d’opposer à ceux qui pensent que l’œuvre de Böll mourra lorsque les thèmes qu’elle traite seront tout à fait obsolètes, cette phrase de Reich-Ranicki : « tant qu’il y aura une littérature allemande, on se souviendra de lui avec respect et gratitude ». Je crois qu’il y a là quelque chose de vrai, et, lire pour la première fois ces quelques essais en langue française en est la preuve.
Pierre Malherbet

Texte paru sous le titre Mein Bild dans Essayistische Schriften und Reden I, 1952-1963, Kiepenheuer und Witsch, Verlag, Cologne, page 473.

Pierre Malherbet est venu à la traduction au cours de ses études de littérature comparée à dominante franco-allemande.

Depuis, il traduit de l’allemand vers le français pour différents éditeurs. De la littérature contemporaine pour Gallimard (Ferdinand von Schirach), des classiques pour Pocket (Stefan Zweig), de la littérature jeunesse pour Fleurus (Heidi), des ouvrages de typographie pour B42, etc.

Parallèlement à cette activité, il a travaillé chez différents éditeurs en France (Calmann-Lévy, 10/18) et en Allemagne (Suhrkamp). Il est actuellement chargé d’activité éditoriale au Centre Pompidou.

Travaux de traduction :

Bruno Apitz, L’enfant de la valise, Denoël, 2014.

Heinrich Böll, Le Cheveu qui est tombé de la tête, éditions Alidades, 2009.

Heinrich Böll, Du risque d’écrire, revue Europe, n°936, 2007.

T.S. Eliot, L’unité de la culture européenne, La Revue des revues, n°43, 2009.

Dieter Gräf, Entretien au sujet de Rolf Dieter Brinkmann, Le Chemin des Livres, n°22/23, 2012.

Leopold von Sacher Masoch, La Vénus à la fourrure, Pocket, 2013.

Ferdinand von Schirach, Crimes, Gallimard, 2011.

Ferdinand von Schirach, Coupables, Gallimard, 2012.

Ferdinand von Schirach, L’Affaire Collini, Gallimard, à paraître (juin 2014).

Patrick Roth, Nuit de lumières, éditions Alidades, 2012.

Stefan Zweig, Le joueur d’échecs & Lettre d’une inconnue, Pocket, 2013.

Stefan Zweig, 24 heures de la vie d’une femme & Voyage dans le passé, Pocket, 2014.