Littérature sans frontières

Les littératures nationales fortement coupées du monde sont comme ces tribus qui proscrivent tout mélange, toute alliance, toute mésalliance avec un « indigne » ; les enfants de ces mariages arrangés sont de race pure, ennuyeux à mourir et n’ont pas même l’attrait douteux de la morbidité parce qu’ils sont infernalement chaperonnés et couvés.

Les flammes et la grandeur sont la plupart du temps arrivées dans la littérature par des bâtards, la vie et la beauté par la mésalliance. La frontière entre art et dilettantisme s’estompe facilement à l’intérieur des familles littéraires nationales, le métier prospère : le dilettantisme perd de son charme privé et s’achève dans les recoins du travail bâclé. Seuls le style, les cercles thématiques et les formes sont déclarés rédempteurs et tout ce qui est écrit au-delà des frontières est mis au ban. On cultive la médiocrité en larges colonnes : la nouvelle italienne, le sonnet – sacrifiés à la médiocrité – ont fini par devenir insupportables, ainsi que l’est devenue ce qu’on appelle la vie intérieure allemande qui avait de la grandeur et de la dignité chez Stifter et Jean Paul – couvée jalousement à travers plus d’un siècle, elle pourrait cependant devenir épouvantable, telle une marmelade particulièrement sucrée dont la fabrication est demeurée un secret de famille.

Le contact houleux entre les littératures d’après 1945 a éventé plus d’un de ces secrets de famille européens ; beaucoup ont circulé, certains restent non digérés, d’autres ont été avalés. Quelques-uns en sont restés au niveau de l’imitation, d’autres ont été repris et travaillés d’une manière convaincante dans l’aire langagière donnée, ainsi que la nouvelle forme de la « story » [1] américaine qui s’est mariée au talent allemand pour la nouvelle.

Les frontières linguistiques ne pourraient être dépassées qu’à travers une littérature-esperanto : celle-là serait la fin de la littérature. L’attrait du voisin réside dans sa particularité et dans son étrangeté, la beauté et la grandeur de la littérature mondiale dans sa polyphonie. Ce n’est pas du voisinage que de traîner ensemble dans des casernes, que d’effectuer du matin au soir les mêmes exercices de gymnastique, que de manger la même soupe et chanter les mêmes chants. Le soi-disant « réalisme socialiste » qui est un croisement consanguin non pas national, mais politique, a transcendé jusqu’à un certain niveau les frontières linguistiques. Les écrivains d’un espace linguistique ne font pas partie de ce croisement qui s’étend au-dessus desdites frontières et dont la médiocrité infecte des groupes de population entiers ; ainsi le roman polonais ne se distingue plus qu’à peine encore de l’allemand, le tchèque plus du tout du chinois : les langues ont perdu leur voix, leur visage, et tous les romans ont l’air de recrues logées, nourries, blanchies sous garantie d’État, conduites le dimanche au parc municipal sous la houlette d’un sergent. C’est un esperanto du style et du thème, une « littérature sans frontières » comme nous ne voulons pas nous la souhaiter ; litanie monophonique de ces singes qui ont saisi si rapidement « de quoi ça dépend », qui « ont trouvé le truc » et le public qui a soif de lectures, qui réclame du pain et de l’eau, approvisionné en picrate et en mauvais gâteaux, comme nous les connaissons du temps du rationnement.

On devrait ériger des monuments (si tant est qu’il en faille) aux grands traducteurs parce qu’ils affranchissent les frontières linguistiques de la seule façon dont elles doivent l’être : en transposant les partitions compliquées d’une langue étrangère dans leur propre langue et avec la langue, tout ce qu’elle contient : l’esprit et la vie de la nation qui parle cette langue. Une littérature sans frontières est celle du respect et de l’amitié, non celle de la marche au pas.

Il y a un groupe précis d’écrivains qui toujours se lamente de la quantité de livres traduits ; il s’agit incontestablement d’esprits provinciaux, comme toujours, qui craignent les influences parce qu’ils en ont des raisons : ils craignent anxieusement que le secret de famille couvé puisse être éventé, que le canevas puisse être modifié et la marche au pas perturbée. Chaque nouveau mot qui fait surface leur est comme un projectile qui menace de les faire mourir d’hémorragie. Ils craignent la langue étrangère parce qu’ils n’aiment pas la leur, or : qui seul aime sa propre langue peut se réjouir de l’étrangère.

Traduit par Pierre Malherbet

Streng abgekapselte nationale Literaturen sind wie Sippen, die keine Mischung, keine Einheirat, keine Mesalliance mit einem „Unwürdigen“ zulassen; die Kinder dieser vorausgeplanten Ehen sind dann reinrassig, zum Sterben langweilig, sie haben nicht einmal den zweifelhaften Reiz der Morbidität, weil sie auf eine verteufelte Weise gehegt und gepflegt sind.

Feuer und Größe sind meistens durch die Bastarde in die Literatur gekommen, Schönheit und Leben durch die Mesalliance. Innerhalb der nationalen Literaturfamilien wird leicht die Grenze zwischen Dilettantismus und Kunst verwischt, das Gewerbe blüht; der Dilettantismus verliert seinen privaten Charme und endet in der Schmollecke der Stümperei; Stile und Themenkreise, Formen, werden für alleinseligmachend erklärt, und alles, was außerhalb der Landesgrenzen geschrieben wird, unterliegt dem Banne. Die Mittelmäßigkeit wird in breiten Kolonnen gezüchtet: die italienische Novelle, das Sonett, sie sind, dem Mittelmäßigen ausgeliefert, schließlich unerträglich geworden, wie es die sogenannte deutsche Innerlichkeit geworden ist, die bei Stifter und Jean Paul Größe und Würde hatte, die aber, eifersüchtig durch mehr als ein Jahrhundert gehütet, so widerwärtig werden konnte wie eine besonders süße Marmelade, deren Herstellung Familiengeheimnis blieb.

Die stürmische Berührung der Literaturen nach 1945 hat manches dieser europäischen Familiengeheimnisse gelüftet, vieles ist eingeflossen, manches noch unverdaut, manches auch geschluckt worden; einiges ist auf der Ebene der Imitation stehengeblieben, anderes aber auf eine überzeugende Weise in den eigenen Sprachraum übernommen und verarbeitet worden, wie etwa die neue Form der amerikanischen „Story“ sich in Deutschland mit der Begabung zur Novelle gepaart hat.

Die Sprachgrenzen wären nur zu überbrücken durch eine Esperanto-Literatur; und eine solche wäre das Ende jeder Literatur; der Reiz des Nachbarn liegt in seiner Eigenart und in seiner Fremdheit, die Schönheit und Größe der Weltliteratur in ihrer Vielstimmigkeit. Es ist nicht Nachbarschaft, in Kasernen miteinander zu hocken, von morgens bis abends die gleichen Turnübungen zu machen, die gleiche Suppe zu essen, die gleichen Lieder zu singen. Der sogenannte „Sozialistische Realismus“, der keine nationale, sondern eine politische Inzucht ist, hat ja bis zu einem gewissen Grade die sprachlichen Grenzen überwunden. An dieser Inzucht nehmen nicht die Schriftsteller eines Sprachraums teil, sondern sie erstreckt sich über Sprachgrenzen hinweg und infiziert mit ihrer Mittelmäßigkeit ganze Völkergruppen; da unterscheidet sich der polnische Roman kaum noch vom deutschen, der tschechische wohl nicht mehr vom chinesischen: die Sprachen haben ihre Stimme verloren, ihr Gesicht, und alle Romane sehen aus wie Rekruten, denen der Staat Kleidung und Nahrung garantiert, und die sonntags, von·einem Feldwebel begleitet, im Stadtpark ausgeführt werden. Das ist ein Stil- und Themenesperanto, eine „Literatur ohne Grenzen“, wie wir sie uns nicht wünschen wollen: der eintönige Singsang jener Affen, die so schnell begriffen haben, „worauf es ankommt“, die „den Dreh heraus haben“ und das lesehungrige Publikum, das nach Brot und Wasser verlangt, mit gemanschtem Wein versorgen und mit schlechtem Kuchen, wie wir ihn aus der Zeit der Rationierung kennen.

Denkmäler (wenn überhaupt Denkmäler) sollte man den großen Übersetzern setzen, weil sie die Grenzen der Sprachen auf die einzige Weise aufheben, wie sie aufgehoben werden sollten: indem sie die komplizierten Partituren einer fremden in die eigene Sprache übertragen und mit der Sprache alles, was diese enthält: Geist und Leben der Nation, die diese Sprache spricht. Eine Literatur ohne Grenzen ist eine des Respekts und der Freundschaft, keine des Gleichschritts.

Es gibt eine bestimmte Gruppe von Schriftstellern, die immer über die Anzahl der übersetzten Bücher lamentieren; es sind bezeichnenderweise immer die provinziellen Geister, die Einflüsse fürchten, weil sie Grund dazu haben: sie fürchten, das ängstlich gehütete Familiengeheimnis könnte gelüftet, das Strickmuster könnte geändert, der Gleichschritt gestört werden; jede neue Vokabel, die auftaucht, ist für sie wie ein Geschoß, an dem sie zu verbluten drohen. Sie fürchten die fremde Sprache, weil sie die eigene nicht lieben, denn nur, wer die eigene Sprache liebt, kann sich der fremden erfreuen.

Par Heinrich Böll

Prix Nobel de littérature (1972), Heinrich Böll (1917-1985) est davantage connu, en France comme en Allemagne, pour ses romans et ses nouvelles que pour ses essais. Victime du nazisme, ballotté pendant sept ans sur tous les fronts au gré des infortunes de la guerre, « cet ersatz d’aventure », il fait partie de cette génération d’écrivains de la moralisation née dans une Europe sacrifiée sur l’autel de la Barbarie. Pour l’écrivain colonais, il s’agit en premier lieu d’interroger son passé, de se pencher sur les questions de la culpabilité et de la responsabilité – qu’à l’instar du soldat Beckmann, héros bien malgré lui de Draussen vor der Tür, on aimerait pouvoir refiler à son prochain pour s’en débarrasser. Mais il s’agit aussi, dans cette Allemagne déchirée de l’après guerre, de proposer une identité culturelle allemande, de répondre à la délicate question posée par Adorno : Was ist Deutsch ? Pas de choix, donc, pour Böll : témoin de son temps, révolté mais jamais révolutionnaire, il a le besoin impérieux d’en brosser un tableau, rarement reluisant. Il va au fond des choses, descend au plus profond de la psyché humaine et l’on reconnaît là le grand romancier – il cherche, dans ses essais, à appréhender la réalité. Bas les masques ! Riez, vous autres, dans la salle obscure de votre cinéma, les yeux rivés sur ce stupide écran, alors qu’il y a peu vous vous couchiez dans la terreur.
L’éphémère, le pittoresque, ça n’intéresse pas Böll : il lui faut davantage. Partant d’une observation simple, souvent de lui même, dans la plus pure tradition essayiste qu’il est allé glanée en France, c’est la vérité morale des évènements qu’il recherche dans ses essais, une vérité désincarnée de l’histoire. Il veut mettre en garde, il veut avertir ses contemporains face à cette déréliction qui les guette, souvent avec naïveté.
Écrire permet donc à Böll de rentrer de plain pied dans son temps. Mais chez l’écrivain catholique, nulle place pour le désespoir : l’humanité est corrompue, pourtant Böll ne veut qu’une chose : révéler l’homme à lui-même en s’intéressant, dans ses nouvelles, ses romans ou ses essais, aux destinées individuelles, à l’unicité de chaque être humain et à ses souffrances – et c’est là tout le sens et la beauté de sa démarche. Il écrit alors dans une langue simple, une langue dont il sait qu’elle pourra toucher le plus grand nombre, sans prétention ni recherche esthétique, engoncée, même, de temps à autre. Qu’on se rassure cependant, et qu’on me permette d’opposer à ceux qui pensent que l’œuvre de Böll mourra lorsque les thèmes qu’elle traite seront tout à fait obsolètes, cette phrase de Reich-Ranicki : « tant qu’il y aura une littérature allemande, on se souviendra de lui avec respect et gratitude ». Je crois qu’il y a là quelque chose de vrai, et, lire pour la première fois ces quelques essais en langue française en est la preuve.
Pierre Malherbet

Texte paru sous le titre Literatur ohne Grenzen dans : Essayistische Schriften und Reden I 1952-1963, Kiepenheuer und Witsch Verlag, Cologne, page 159.

Pierre Malherbet est venu à la traduction au cours de ses études de littérature comparée à dominante franco-allemande.

Depuis, il traduit de l’allemand vers le français pour différents éditeurs. De la littérature contemporaine pour Gallimard (Ferdinand von Schirach), des classiques pour Pocket (Stefan Zweig), de la littérature jeunesse pour Fleurus (Heidi), des ouvrages de typographie pour B42, etc.

Parallèlement à cette activité, il a travaillé chez différents éditeurs en France (Calmann-Lévy, 10/18) et en Allemagne (Suhrkamp). Il est actuellement chargé d’activité éditoriale au Centre Pompidou.

Travaux de traduction :

Bruno Apitz, L’enfant de la valise, Denoël, 2014.

Heinrich Böll, Le Cheveu qui est tombé de la tête, éditions Alidades, 2009.

Heinrich Böll, Du risque d’écrire, revue Europe, n°936, 2007.

T.S. Eliot, L’unité de la culture européenne, La Revue des revues, n°43, 2009.

Dieter Gräf, Entretien au sujet de Rolf Dieter Brinkmann, Le Chemin des Livres, n°22/23, 2012.

Leopold von Sacher Masoch, La Vénus à la fourrure, Pocket, 2013.

Ferdinand von Schirach, Crimes, Gallimard, 2011.

Ferdinand von Schirach, Coupables, Gallimard, 2012.

Ferdinand von Schirach, L’Affaire Collini, Gallimard, à paraître (juin 2014).

Patrick Roth, Nuit de lumières, éditions Alidades, 2012.

Stefan Zweig, Le joueur d’échecs & Lettre d’une inconnue, Pocket, 2013.

Stefan Zweig, 24 heures de la vie d’une femme & Voyage dans le passé, Pocket, 2014.

[1En anglais dans le texte