George William Russell

Les Héros

Innombrables, vers un rêve Divin et humain, troupeaux étincelants, mes pensées cheminaient [1] :

Mais, tandis que j’empruntais Patrick Street, espoirs et prophéties s’étaient évanouis.

Espoirs et prophéties s’étaient évanouis : ils ne pouvaient fleurir là où le pied

Foulait la pourriture, là où, dans un hurlement, ceux qui se battent martelaient le pavé [2].

Qu’est devenue la beauté, donnée au premier homme par le Souverain, dressé dans toute sa gloire ?

Mais un homme s’approcha de moi, dont les paroles firent taire mon amère condamnation.

Ses tempes étaient couronnées d’épines de lumière : ses yeux étaient clairs comme ceux de celui qui voit

Les demeures étoilées étinceler au-dessus des mers célestes.

« N’est-ce pas beau ? », s’écria-t-il « Notre pays enchanté, patrie de l’âme désirante [3],

Plongé dans la fange et la brume, a gardé intacte sa flamme fabuleuse.

Les spectres nacrés, les cheveux gonflés d’un souffle, dansent là où les ivrognes titubent,

Les jonquilles, frêles comme des nuées, rayonnent, là où la crasse éclabousse les chevilles.

Ô douces, douces, combien douces à l’oreille, courent les mélodies ruisselantes :

La myriade de leurs notes extasiées n’est que l’écho démultiplié de l’Un [4],

Ceux qui, en ce monde, sont perdus et déchus, ce soir, dans leur sommeil, franchiront le seuil,

Porteront la pourpre Royale et se verront maîtres de leur destin.

La mégère plissée de rides recouvrera le panache et les couleurs célestes :

Le batailleur sera placé sur le trône, dans le plus grand calme, aux côtés des Enfants de la Sagesse.

À l’assemblée des Dieux, nul ne manquera de poursuivre

Son noble dessein, faire renaître le Cycle des travaux ;

Supporter le poids du monde et voiler sa beauté d’un linceul,

Et lutter contre le chaos, jusqu’à incliner l’anarchie devant la lumière [5].

Nous ne pouvons, par insouciance, refuser notre révérence

À ceux qui portent à leur insu le sceptre et le diadème.

Jamais couronne ne fut plus brillante que celle qu’ils portaient lorsque du Père ils jaillirent ;

Que tes yeux voient donc plus profond : l’ancienne beauté n’est pas morte. »

Il se fondit dans la foule. Je vis leurs tempes couronnées et étincelantes,

Une lumière sur les têtes ombreuses, une ombre sur la tête lumineuse.

L’appel des Sidhe [6]

Attarde-toi donc, toi qui es resté devant la gloire du couchant :

Gaies sont les collines résonnant de chansons : nés de la terre les enfants-fées [7] délaissent

Leurs demeures sombres et vagabondent dans le calice jauni du soir [8],

Entrouvrant leurs lèvres scintillantes pour souffler quelque histoire fabuleuse.

Silence, ne dis mot ! Que ton cœur seul s’abandonne au rêve.

Un songe passe après l’autre : au plus profond de l’âme solitaire

Dans un murmure le Souverain instille ses paroles sacrées [9].

Ne vois-tu pas ci-bas les nuées d’argent ruisseler

En fleuves de lumière-fée, la rosée tomber goutte à goutte,

Un brasier d’étoiles aux flammes d’argent éclairer les ténèbres inférieures ?

Et les troupes envoûtées embraser la lande au crépuscule !

Pars avec eux, car le Ciel à la Terre adresse son appel.

Ils sont la voix de la Terre — sa réponse — une cohorte d’esprits.

Viens au Pays de la Jeunesse [10] : les arbres robustes qui poussent ici

Laissent choir sur la vague pourpre le fruit étoilé que porte leur ramure

Bois : les eaux éternelles abreuvent le désir de l’âme.

Ne connais-tu pas désormais, toi l’illuminé, allégé de ta peine,
l’allégresse,

Régénéré par la joie, tu es devenu l’âme-sœur de l’immensité,

Là où ton esprit voletant passe les étoiles sombres,

Vers la Lumière des Lumières, pour se consumer dans l’adoration.

Le maître de chant

Un rire dans l’air étincelant, une note dans l’herbe frissonnante,

Et, une à une, les lumineuses paroles, telles des gouttes égayées, me pénètrent :

« Je suis la lumière du soleil dans le cœur, la lueur argentée de la lune dans l’âme ;

Mon rire court et glisse sur la chevelure onduleuse du vent [11].

Je suis le feu sur les collines, la flamme dansante qui entraîne

Tous ceux qui errent le cœur embrasé, et l’étoile si chèrement familière.

Des amants par myriades périrent en mon nom, et, leur dernier souffle exhalé,

Dans la gloire de mon retour, je fis immortels ceux que la mort avait touchés.

Ils me connaissaient depuis l’aube du monde : si Hermès agite ses ailes arc-en-ciel,

Si Angus secoue ses boucles de lumière, si Apollon aux cheveux d’or chante [12],

— Leur nom et leur pays importent peu — ma joie habite tous les dieux :

Je me tiens caché et souris obscurément, jusqu’auprès du grillon des prairies.

L’étoile du jour brille de ma joie, dans les délices et la fureur du désir,

Le crépuscule élève ses plumes de paon, et ses fleurs de feu sombre,

Là où, dans l’immensité, je me consume au long des nuits d’été, et des siècles,

Et avec les Guetteurs aux pieds de feu, je me meus en une myriade de danses et de chants. »

Traduit par Charlotte Michaux

The Heroes

By many a dream of God and man my thoughts in shining flocks were led :

But as I went through Patrick Street the hopes and prophecies were dead.

The hopes and prophecies were dead : they could not blossom where the feet

Walked amid rottenness, or where the brawling shouters stamped the street.

Where was the beauty that the Lord gave man when first he towered in pride?

But one came by me at whose word the bitter condemnation died

His brows were crowned with thorns of light: his eyes were bright as one who sees

The starry palaces shine o’er the sparkle of the hea-venly seas.

« Is it not beautiful? » he cried. « Our Faery Land of Hearts’ Desire

Is mingled through the mire and mist, yet stainless keeps its lovely fire.

The pearly phantoms with blown hair are dancing where the drunkards reel:

The cloud frail daffodils shine out where filth is splashing from the heel.

O sweet, and sweet, and sweet to hear, the melodies in rivers run :

The rapture of their crowded notes is yet the myr-iad voice of One.

Those who are lost and fallen here, to-night in sleep shall pass the gate,

And wear the purples of the King, and know them masters of their fate.

Each wrinkled hag shall reassume the plumes and hues of paradise:

Each brawler be enthroned in calm among the Children of the Wise.

Yet in the council with the gods no one will falter to pursue

His lofty purpose but come forth the cyclic labours to renew;

And take the burden of the world and dim his beauty in a shroud,

And wrestle with the chaos till the anarch to the light be bowed.

We cannot for forgetfulness forego the reverence due to them

Who wear at times they do not guess the sceptre and the diadem.

As bright a crown as this was theirs when first they from the Father sped;

Yet look with deeper eyes and still the ancient beauty is not dead. »

He mingled with the multitude. I saw their brows were crowned and bright,

A light around the shadowy heads, a shadow round the head of light.

A call of the Sidhe

Tarry thou yet, late lingerer in the twilight’s glory:

Gay are the hills with song : earth’s faery children leave

More dim abodes to roam the primrose-hearted eve,

Opening their glimmering lips to breathe some wondrous story.

Hush, not a whisper! Let your heart alone go dreaming.

Dream unto dream may pass: deep in the heart alone

Murmurs the Mighty One his solemn undertone.

Canst thou not see adown the silver cloudland strea-ming

Rivers of faery light, dewdrop on dewdrop falling,

Starfire of silver flames, lighting the dark beneath ?

And what enraptured hosts burn on the dusky heath !

Come thou away with them, for Heaven to Earth is calling.

These are Earth’s voice --- her answer - spirits thronging.

Come to the Land of Youth ; the trees grown heavy there

Drop on the purple wave the starry fruit they bear.

Drink: the immortal waters quench the spirit’s longing.

Art thou not now, bright one, all sorrow past, in elation,

Made young with joy, grown brother-hearted with the vast,

Whither thy spirit wending flits the dim stars past

Unto the Light of Lights in burning adoration.

The Master Singer

A laughter in the diamond air, a music in the trem-bling grass;

And one by one the words of light as joydrops through my being pass.

« I am the sunlight in the heart, the silver moonglow in the mind;

My laughter runs and ripples through the wavy tresses of the wind,

I am the fire upon the hills, the dancing flame that leads afar

Each burning-hearted wanderer, and I the dear and homeward star.

A myriad lovers died for me, and in their latest yield-ed breath

I woke in glory giving them immortal life though touched by death.

They knew me from the dawn of time: if Hermes beats his rainbow wings,

If Angus shakes his locks of light, or golden-haired Apollo sings,

It matters not the name, the land; my joy in all the gods a bides,

Even in the cricket in the grass some dimness of me smiles and hides.

For joy of me the day star glows, and in delight and wild desire

The peacock twilight rays aloft its plumes and blooms of shadowy fire,

Where in the vastness too I burn through summer nights and ages long,

And with the fiery footed Watchers shake in myriad dance and song. »

Par George William Russell

George William Russell (1867-1935)
Poète irlandais, ami et contemporain de William Butler Yeats. Le génie de ce dernier a complètement effacé la figure d’un homme longtemps pris pour un doux rêveur, en dépit de sa constante implication dans la vie politique irlandaise. George William Russell signe ses écrits du nom de A.E., abréviation de Aeon, qui désigne chez les gnostiques les premiers êtres émanés de l’intelligence divine, avant l’homme.

Ce pseudonyme met en évidence le caractère ésotérique de l’inspiration de A.E., ainsi que son ancrage dans l’Irlande mythique. A.E. est un personnage atypique, comme beaucoup de chantres qui font partie de la Renaissance Celtique (Celtic Revival), mouvement né à la fin du XIXe siècle qui met en avant la cause celte, face à une Angleterre soucieuse d’assurer sa prééminence littéraire, et d’annexer les territoires mais aussi l’imaginaire des Celtes.

Le monde des fées et des dieux, manifeste dans toute sa poésie est pris dans un système théologique ésotérique, dont la cohérence s’affirme au fil de l’œuvre poétique. Il n’y a nulle affectation dans le ton prophétique de cette poésie mais plutôt la sincérité d’un homme qui se sent doué du don de seconde vue, propre aux anciens bardes celtiques, et que l’on peut sans hésitation rattacher à une lignée de poètes visionnaires, tels William Blake ou John Milton.

Par son titre, le poème qui suit joue habilement de la déception du lecteur, Les Héros laissant présager un poème consacré à la geste de grandes figures mythologie celtique. En faisant des plus humbles les nouveaux héros celtiques, A.E. affirme discrètement la valeur du peuple irlandais, en dépit de sa misère et de l’ignorance crasse dans laquelle il est tenu ; il formule alors l’espoir d’une rédemption.

A call of the Sidhe : A.E. reprend dans ces vers un célèbre thème à la fois du folklore irlandais et de la poésie de la Renaissance Celtique : l’appel du monde féerique. A.E. renonce ici aux indices les plus pittoresques de la présence féerique tels que lueurs sur la lande, hululements de chouettes, et autres bruits étranges prisés par beaucoup de poètes de l’époque… Il fait de cet appel de l’autre-monde tout d’abord un bouleversement de la sphère intime, balayée par l’inspiration féerique, puis de véritables noces cosmiques, où le Ciel appelle auprès de lui les créatures éminemment chtoniennes que sont les fées. Le poème est construit sur un mouvement d’élévation et s’achève dans une fusion extatique avec le feu primordial.

Le maître de chant donne la parole au dieu principe de toute joie. Il s’ouvre sur la voix du poète, qui, bientôt saisi d’enthousiasme, laisse le dieu parler en lui. Là encore, la qualité divine atteint une dimension cosmique : la gaieté devient une énergie communiquée au cosmos tout entier, assimilée au feu primordial.
A.E. rompt ici avec le cliché de mélancolie attaché au poète visionnaire celte. Le monde invisible est parcouru de joie, de la plus éminente à la plus modeste de ses créatures, le grillon. La disproportion d’échelle rappelle le regard que porte le grand poète visionnaire, William Blake, sur la création.

[1Dans ce premier vers, la souplesse syntaxique de l’anglais permet un démembrement de la phrase, destiné à créer un effet de polysémie, difficile à restituer en français. Pour conserver cette polysémie sans entraver la compréhension du sens littéral, nous avons traduit « dream of God and man », par une tournure adjectivale « un rêve Divin et humain », qui conserve l’ambiguïté de l’original à savoir si Dieu et l’homme sont auteurs ou objets du rêve.

[2Soulignons ici un procédé courant du passage de l’anglais au français, la nécessité de développer l’extrême condensation sémantique de l’anglais : nous avons choisi de transférer le sème du cri contenu de shouters dans un complément de manière antéposé dans un hurlement.

[3Notre traduction glose la périphrase The Land of Heart’s Desir, littéralement traduite par « le Pays du Désir du Cœur », en mettant en valeur la pensée néoplatonicienne de A.E. qui fonde cette périphrase : l’âme serait nostalgique du monde de l’Idée d’où elle vient et qu’elle est destinée à rejoindre un jour. Par l’effet d’un puissant syncrétisme, A.E. associe le monde celtique des fées au monde des Idées de la philosophie hellénique. Cette périphrase est aussi une référence à une pièce de jeunesse de Yeats The Land Of Heart’s Desire, qui évoque l’entraînement d’une jeune femme dans le monde féerique. La périphrase fait donc autorité dans le champ poétique de la Renaissance Celtique, mais une traduction littérale connote fâcheusement en français une mièvrerie absente de la version anglaise.

[4On a là l’essentiel de la conception cosmologique de A.E. : le monde est manifestation d’une entité une, mais non unique, à qui A.E. fait porter le nom des Dieux celtiques, Dana (la terre), Lir (le ciel), ou encore Angus. La multiplicité est exprimée par le terme de Myriad, si récurrent dans la poésie de A.E. qu’un de ses biographes a surnommé le poète The myriad minded-man. La poésie de A.E. vise à mettre en lumière la grande loi du cosmos à savoir les rapports de l’Un au multiple et du multiple à l’Un.

[5A.E propose une lecture cosmogonique du motif mythologique des travaux héroïques. Dans sa poésie, les Immortels ont perdu leurs traits anthropomorphes : ils sont la figuration des lois du cosmos, qui tendent à établir un ordre dans une lutte perpétuelle contre le principe de chaos.

[6Sidhe est le nom celtique de la fée. Il est récurrent dans la poésie de la Renaissance Celtique et joue le rôle de marqueur de féerie celtique afin de se distinguer, au moins lexicalement, du modèle de l’English Fairy (Fée Anglaise). L’inclusion de quelques mots gaéliques et de régionalismes dans la poésie de la Renaissance Celtique signale discrètement la naissance d’une conscience poétique nationale, qui s’affirmera de plus en plus fermement au cours du XXe siècle jusqu’à la complète reconnaissance de la poésie anglo-irlandaise.

[7A.E. utilise un archaïsme orthographique – faery mis pour fairy– très courant dans la poésie féerique de langue anglaise et destiné à rappeler la dimension profondément archaïque du personnage. Nous avons choisi d’accentuer cet archaïsme en réactivant l’emploi adjectival du substantif fée, très répandu au Moyen-Âge puis réhabilité par les symbolistes français.

[8L’anglais peut former des adjectifs en ajoutant la désinence –ed à un substantif, ainsi avec primrose-hearted, littéralement « au cœur de primevères ». Notre traduction fait disparaître le terme de Primrose dont la traduction littérale aurait été maladroite, mais développe les deux sèmes présents dans le mot, tant celui de la fleur avec calice, à la connotation plus spécifique que cœur, et celui de la couleur jaune.

[9Le terme d’undertone, qui désigne tant une parole prononcée à voix basse qu’un sous-entendu, pose un problème d’interprétation. La première acception faisait redondance avec le verbe murmurs. Nous avons donc choisi de traduire plutôt la seconde. Toutefois, le terme sous-entendu paraissait trop psychologisant, ce qui entre en contradiction avec la conception du divin chez A.E. Nous avons décidé de reporter le sème d’une parole biaisée, qui s’insinue dans l’esprit plus qu’elle ne le frappe, sur le verbe « instiller ».

[10Il s’agit du Tir Na Nog, Pays de l’Éternelle Jeunesse, l’au-delà de la mythologie celte, fréquemment associé au pays des fées dans la poésie de la Renaissance Celtique.

[11Ce vers fait fusionner en anglais le sème aérien, et métaphoriquement, le sème aquatique avec les termes « ripple » clapoter, wavy formé sur wave : la vague. L’effet d’épaisseur sémantique est malheureusement impossible à rendre en français. A défaut, nous avons insisté sur la dimension dynamique du vers et sur une certaine sensualité du mouvement.

[12On trouve ici une mise en regard de dieux du panthéon celte et du panthéon gréco-latin. L‘assimilation est caractéristique du syncrétisme de A.E., et plus généralement des théories occultistes de l’époque.