Autour d’André Markowicz

Dans un article paru en 1993 dans le Monde des Livres, à Nicole Zand qui l’interrogeait sur son statut de traducteur-vedette-polémique, Markowicz, apparemment réjoui, répondait en ces termes :

Voilà une chose que j’ai réussie, au moins. Qu’on mette l’accent sur la traduction, qu’on remarque que le bouquin est traduit. Généralement, au théâtre, on ne signale pas que la pièce est traduite. C’est la première fois qu’un traducteur acquiert un statut d’auteur. Et c’est bien.

Le travail de Markowicz, qu’il soit encensé ou controversé, révèle une position parfaitement assumée vis-à-vis de la tradition de la traduction en langue française : il y traque un certain protectionnisme – typiquement français ? – à l’égard du texte. Mais étrangement, c’est le texte traduit, donc français, qui serait sacré – ainsi, on ne pourrait traduire que dans un certain français. Markowicz voit là un refus de lire autrui, une volonté d’absorber l’étranger pour l’assimiler à tout prix (de surcroît, dans une langue normative). Dans cette perspective, TRADUIRE n’est pas seulement un exercice esthétique, mais également un acte politique.


Né à Prague en 1960, Markowicz est arrivé à Paris à l’âge de 4 ans. Sa mère est professeur de russe, interprète de conférence, traductrice d’américain. À la question « Comment êtes-vous devenu traducteur ? » (revue l’Oeil Electrique), Markowicz répond avec légèreté :

Je n’ai rien fait, je suis né. J’ai toujours parlé russe avec ma mère et français avec mon père ; et donc je ne sais rien faire d’autre que ça. Sinon j’ai fait des études de Lettres françaises à la Sorbonne, c’est-à-dire que je n’ai fait aucune étude.

Comment ça, aucune étude ?
Parce que les Lettres françaises à la Sorbonne, ce n’était rien.

Comment ça, rien ?
C’était nul ; je n’ai rien fait, rien appris. Tout ce que j’ai appris, je l’ai appris en rencontrant des gens, en lisant ou par moi-même.

On comprend aisément qu’avec de telles réparties, Markowicz se soit attiré l’hostilité d’un certain nombre d’universitaires.

L’idée de traduire Dostoïevski serait venue de sa mère qui, lors d’un cours de civilisation russe dispensé à des étudiants francophones, réalise que le texte qu’elle est en train de lire ne correspond pas du tout au Dostoïevski qu’elle connaît. Elle en parle à son fils – lequel, à l’époque, traduit Catulle pour les Editions L’Âge d’Homme – que cette distorsion, aussitôt, passionne. Il décide de traduire TOUT Dostoïevski et pour y parvenir, se donne jusqu’à ses 40 ans.

Dès ses premières publications, l’engouement est réel. On dit : « Si tu veux lire Dostoïevski, lis les traductions de Markowicz ». En regard, les autres traductions (celles de la Pléiade par exemple) paraissent obsolètes, écrites dans une langue classique – assommante ? Les lire, ce ne serait pas vraiment lire Dostoïevski, ce serait lire un Dostoïevski édulcoré, lissé, gommé, dont l’écriture s’apparenterait à celle d’un Balzac ou d’un Hugo. Dostoïevski francisé serait devenu un auteur du XIXe, aux idées certes profondes, subversives, mais dont l’écriture serait néanmoins consensuelle, « classico-réaliste ».
Qu’en est-il de Markowicz ? Lui-même déplore qu’on l’ait présenté comme allant CONTRE les précédentes traductions, ce qu’il réfute en rappelant que ses prédécesseurs n’ont pas eu à faire le même travail que lui. Lorsque Markowicz retraduit, Dostoïevski apparaît déjà comme l’un des plus grands auteurs du XIXe et la traduction de Dostoïevski – sa connaissance, sa diffusion – est passée par différentes étapes, également nécessaires à la compréhension de l’oeuvre :
– faire en sorte que Dostoïevski existe réellement, en tant qu’homme et écrivain, et donc le traduire (dès la fin du XIXe)
– transmettre l’idée qu’il existe, chez Dostoïevski, différentes thèses philosophiques (débattues tout au long de la première moitié du XXe) dont l’influence revêt une importance capitale sur la philosophie du XXe siècle
Depuis la fin du XIXe, il s’est donc agi de « parer au plus pressé » pour présenter d’une part l’homme-écrivain, d’autre part l’homme-philosophe.
Markowicz, lui, travaille sur la LANGUE et non sur les idées, partant du principe qu’un écrivain n’a pas d’idées mais des mots. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il ne veut pas traduire les articles de Dostoïevski qu’il considère, à juste titre, comme réactionnaires, violemment nationalistes, parfois antisémites.


BRILLER UN PEU TROP ?
(anecdote personnelle)
En avril 2004, j’assiste à une représentation de Ivanov de Tchekhov au Théâtre de la Colline : l’un des personnages, Zinaïda, appelé en russe par le diminutif risible « зюзюшка », devient « zizounette » dans la traduction de Markowicz. Ce qui ne manque évidemment pas de faire rire le public mais correspond (selon la critique) à un diminutif « trop moderne ». De fait, dans la presse, les avis, bien qu’ils soient plutôt bienveillants, reprochent au traducteur d’avoir cédé à des effets faciles.

Libération : On entend un Tchekhov étonnamment trivial, direct, contemporain, avec des personnages qui se donnent du « ma cocotte », « mon chouchou », « ma zizounette », qui peuvent lancer : « tiens, sale cabot, bouffe » ou bien « elle a quelque chose, un truc, comme ça ». Pas de procès en trahison : on croit volontiers les traducteurs lorsqu’ils affirment que la langue de Tchekhov – singulièrement dans Ivanov – est moins policée que ce qu’on pense. Portée par un souffle indéniable, leur version n’a que le défaut de briller un peu trop, tel un tableau ancien restauré au détriment de sa patine. Ainsi décapé, le texte a sans doute pour vertu de doper les acteurs…

Télérama : Ivanov, une traduction lourdement actualisée d’André Markowicz et Françoise Morvan – les deux traducteurs les plus branchés du théâtre subventionné, hélas…


TROP MODERNE ?

Dans un article paru en 1995 [1], Jean-Louis Backès évoque le procès intenté à Markowicz. Ce qu’on lui a tout d’abord reproché, c’est la réactualisation de certains mots, en particulier des « gros mots » :

Disons-le une fois pour toutes : quoi qu’en pense encore une grande partie du public, la question des « gros mots » est loin de représenter à elle toute seule l’essentiel des problèmes soulevés par une traduction. On a beaucoup reproché à Markowicz d’avoir rendu par « gros con » (traduit par Markowicz, Alinéa, 1986, p.118) le mot « dubina », que Tchekhov écrit d’ailleurs « ddubina » pour imiter la prononciation embarrassée du personnage, et qu’Edouard Parayre a sans doute traduit plus exactement par « espèce de bûche » (traduit par Parayre, la Pléiade, III, 1967, p.306) : avant de signifier métaphoriquement « un abruti », le mot désigne un épais bâton en bois de chêne. Il est de fait qu’à l’époque de Tchekhov, en Russie plus encore qu’en France, il était exclu d’imprimer certains mots. Cette pudeur a longtemps subsisté. Un célèbre titre de Sartre garde le souvenir de ces temps déjà lointains pour nous.

Le reproche est fait à Markowicz de moderniser exagérément l’écart entre langue écrite et langue parlée, de le rendre directement accessible à un lecteur (ou spectateur) contemporain. Au risque de céder à la facilité – faire rire, choquer. Les petits incidents créés dans le texte renvoient immédiatement le lecteur/spectateur à sa réalité, une réalité contemporaine, forcément absente du texte original.
La question du destinataire est constamment présente dans le travail de Markowicz qui, clairement, s’adresse à un lecteur contemporain. Et ne peut-on voir dans ce souci de moderniser le discours une démarche analogue à celle d’un Balzac, d’un Dostoïevski ou d’un Tchekhov lorsqu’ils introduisaient dans leur écriture un fragment de réel (langue parlée, changements de registres en fonction du locuteur), créant de ce fait une illusion mimétique ?

Outre la question du lexique, les détracteurs de Markowicz mentionnent le niveau de langue. Là encore, Markowicz n’hésite pas à prendre des libertés, cette fois avec la syntaxe et la grammaire, surtout dans les dialogues. Markowicz revendique cette « prise de liberté » en critiquant la grammaire inculquée à l’école, une grammaire normative, soumise au discours aliénant des classes dominantes.

Citons à nouveau Jean-Louis Backès [2] :

C’est presque avec les mêmes mots que sont construites ces deux versions de la même phrase, prononcée, dans Le Violon de Rothschild de Tchekhov, par un vieux bougon = « J’avoue que je n’aime pas m’occuper de bêtise » (Parayre, p.302) et « Vraiment, j’aime pas m’occuper à des bêtises » (Markowicz, p.114). La construction du verbe "s’occuper" n’est pas la même ; la formulation de la négation diffère. Il n’est pas jusqu’à l’attaque qui ne puisse être analysée en termes de syntaxe : le tour "j’avoue", - qu’on peut trouver trop distingué ; mais peu importe ici - entraîne une complétive introduite pas une conjonction ; l’usage de l’adverbe "vraiment" permet de formuler une phrase syntaxiquement simple.

Markowicz privilégie alors une langue rustique, paysanne…
Comme le souligne Backès, Markowicz n’hésite pas à supprimer le « ne » de la négation qui, en russe, n’existe pas et à remplacer le « nous » russe par un « on » français, deux traits qui, en français moderne, séparent l’usage écrit de la langue et son usage parlé. [...] Il écrit tranquillement : « on peut rien faire » et cette phrase du malade, un paysan, s’oppose à la phrase du médecin : « ne dis pas de bêtise ». Pour « retraduire » la syntaxe russe, il utilise très fréquemment la parataxe : « la petite est morte » (Parayre) devient chez Markowicz « elle est morte, la petite fille ». De fait, Backès relie cette utilisation de la parataxe à la poéticité de l’auteur :

Il est clair que le récit, focalisé sur le personnage central, peut être pour cette raison compris comme appartenant, d’une certaine manière, à la pensée, voire à la parole de ce personnage, sans qu’il soit pour autant question d’invoquer à cette occasion le fameux style indirect libre ; l’impression que ressent le lecteur de n’être pas tout à fait distant de la conscience du personnage contribue, avec d’autres facteurs, à effacer la frontière nette qui, dans les récits d’autres auteurs sépare assez clairement la narration des dialogues. [3]

Or, cet emploi de la parataxe chez Markowicz peut renvoyer à ce que décrit Bakhtine à propos des personnages de Dostoïevski, à ce que Bakhtine appelle le dialogisme de Dostoïevski (nous y reviendrons).
Il y a dans la démarche de Markowicz une volonté de mimésis qui dépasse le seul fait de reproduire les effets de réel présents dans la langue russe : il s’agirait pour lui de reproduire la langue russe en déstructurant le français, de « faire du russe en français », donnant au français la possibilité d’être une langue ouverte, souple, capable d’accueillir l’étranger - d’une langue maternelle capable « d’étrangisation » comme dirait Queneau. Ce français serait alors plus à même de définir la poétique d’un auteur.
En général, nous dit Backès, qui néanmoins relève certains exemples où la traduction de Markowicz n’est pas toujours pertinente, Markowicz rompt avec la tradition qui « consiste à recomposer sur le modèle scolaire les bizarreries que produit une traduction littérale du russe. »
Chez Tchekhov, il tente de donner un statut écrit à la langue telle qu’elle se parle : la langue utilisée par Tchekhov est plutôt celle d’une « conversation détendue » (Backès 435). Le reproche fait à Markowicz d’utiliser une langue trop simple, pas assez littéraire est d’ailleurs celui adressé en son temps à Tchekhov. Suprême ironie.

Mais revenons à Dostoïevski.
Pour la traduction de Dostoïevski, le problème est analogue mais non identique : Dostoïevski utilise fréquemment une langue journalistique assez familière (on sait que Dostoïevski faisait paraître ses romans en feuilleton, il écrivait vite, dans l’urgence, accablé par des problèmes d’argent, les poursuites d’huissiers, les dettes de jeu à régler…). Son écriture trouve difficilement un équivalent français car la presse française du XIXe siècle employait au contraire une langue très académique.
Le premier livre traduit par Markowicz, Le Joueur, comporte en fin d’ouvrage des notes de traduction dans lesquels Markowicz affirme déjà ce qu’il ne cessera de réaffirmer par la suite :

Les traducteurs de Dostoïevski ont toujours « amélioré » son texte, ont toujours voulu le ramener vers une norme française. – C’était, je crois, un contresens, peut-être indispensable dans un premier temps pour faire accepter un auteur, mais inutile aujourd’hui, s’agissant d’un écrivain qui fait de la haine de « l’élégance » une doctrine de renaissance du peuple russe. [4]

Au célèbre axiome « traduire, c’est trahir », Markowicz répond « traduire, c’est interpréter et non trahir car un traître, c’est quelqu’un qui ne dit pas qu’il est un traître. Moi, tout ce que je dis, c’est que par nature, la traduction est une interprétation. Il ne peut pas y avoir de traduction objective, parce que c’est quelqu’un qui fait une traduction. Quand je dis « par nature » ça veut dire que ce n’est ni bien ni mal, c’est un fait de l’ordre de l’existant. Alors que faut-il demander à une traduction ? Ce n’est pas qu’elle soit fidèle, mais qu’elle soit cohérente, c’est-à-dire qu’elle soit une lecture, et une lecture appliquée. Une lecture pratique. » (L’Oeil électrique)

UNE RÉACTUALISATION NECESSAIRE ?

Les dernières traductions de Dostoïevski remontent à plus de 30 ans. Les premiers traducteurs, ceux de 1881, avaient d’autres références que ceux de 1940-50 et que ceux d’aujourd’hui : la traduction devient alors une somme d’expériences, de lectures parallèles…
Bien entendu, rappelle Markowicz, personne n’a attendu ses traductions pour s’intéresser à Dostoïevski : sa démarche n’a été possible que parce que Dostoïevski (ce qu’est Dostoïevski en dehors de sa langue) existait déjà. Dostoïevski, auteur traduit, donc auteur sans langue, existait déjà.
Mais pourquoi alors éprouver le besoin de retraduire, d’actualiser ? Comment relier cette nécessaire réactualisation à la fonction de l’art ? Il y a, en effet, une autonomie évidente entre le texte original et sa traduction. Quel statut donner alors au texte traduit – la traduction est-elle encore une œuvre d’art ?
Paul Ricoeur se réfère souvent à la transhistoricité de l’œuvre d’art, contraire au relativisme esthétique. La permanence de l’œuvre d’art semble s’opposer à la réactualisation nécessaire, l’objectivité de l’œuvre, s’opposer à la subjectivité de la traduction. L’œuvre d’art a une temporalité spécifique qui, selon la tradition herméneutique, se rattache au concept de pérenne :

On peut réfléchir sur l’étrange statut de l’œuvre d’art, qui a peut-être un équivalent dans la spéculation sur les anges et leur temporalité, laquelle n’est ni l’éternité immuable de Dieu, ni la précarité des choses humaines. Les Médiévaux avaient forgé à cet effet le concept de pérenne, de sempiternel. Il y a là plus qu’une approximation, une sorte de parenté profonde entre le statut des anges, dans la grande tradition médiévale mais aussi multi-séculaire, et l’idée d’espèce à un seul individu. Et en somme l’œuvre d’art est une espèce à un seul individu.
Ricoeur dans un entretien (2004) avec Jean-Marie Brohm et Magali Uhl

L’œuvre transcende le temps et cette notion de transcendance temporelle de l’œuvre peut être croisée avec une autre historicité, celle de la réception (dès qu’un public devient récepteur de l’œuvre d’art) :

C’est peut-être l’historicité de la réception que nous pouvons le mieux déchiffrer, à la faveur de la constitution des permanences à travers leur historicité : comme si l’œuvre d’art se créait un public temporellement ouvert et indéfini. Mais alors qu’y a-t-il entre les deux ? Réponse : la monstration, le fait qu’une œuvre d’art vise, par delà l’intentionnalité de son auteur, et en tant même qu’œuvre d’art, à être partagée, donc d’abord à être montrée. On peut alors reprendre un à un les arts pour montrer de quelle façon chacun exhibe sa monstrativité, sa capacité à être partagé entre le créateur et son public. Il y aurait alors là certainement à distinguer, comme l’a fait Henri Gouhier, entre les arts à un temps et les arts à deux temps, ceux où l’existence de l’œuvre coïncide avec sa création, la peinture et la sculpture par exemple, et ceux où l’existence de l’œuvre requiert un second temps, qui est celui de sa re-création : représentation théâtrale, exécution musicale, réalisation chorégraphique à partir de l’écriture d’un livret, d’une partition, d’un script. On pourrait alors se demander quel est le statut d’un ballet ou d’une partition musicale quand ils ne sont pas joués, en attente d’exécution. C’est peut-être là, dans cette capacité indéfinie d’être réincarné, et de façon chaque fois historiquement différente, mais substantiellement et essentiellement fondatrice, que le signifié profond du livret ou de la partition occupe ce statut du sempiternel.
Ricoeur dans un entretien (2004) avec Jean-Marie Brohm et Magali Uhl

La traduction, qui n’est pas une œuvre d’art en soi, participe de la pérennité de l’œuvre dans ce deuxième temps qui consiste à la montrer, à la « réincarner ».
Au-delà des questions linguistiques et culturelles, la traduction fait partie intégralement de la « monstrativité » de l’œuvre littéraire.
Markowicz ne fait pas autre chose quand il parle du traducteur comme d’un interprète, voire comme d’un metteur en scène. Par ailleurs, d’un point de vue plus pragmatique, il rappelle (lors d’une conférence en 2005), à leur décharge, que ses prédécesseurs tels Boris de Schloezer (La Pléiade, 1953) ou Pierre Pascal (Garnier, 1977) ne disposaient pas des Œuvres complètes de Dostoïevski menées à bien par l’Académie des sciences de l’URSS, sous la direction de Guéorgui Mikhaïlovitch Fridlender (édition dont le dernier tome a été mis en vente en 1990).

Markowicz relève chez Dostoïevski trois aspects poétiques souvent négligés par les traducteurs (voir Notes du traducteur [5] et Avant-propos du traducteur [6]) :

1. L’oralité

Je me suis fixé un impératif : qu’on sente à chaque phrase la parole vivante, presque toujours familière, parfois vulgaire (dans certaines réflexions du joueur, dans ce que dit la grand-mère), mais aussi dans l’analyse des sentiments. Cela signifiait accepter des phrases inachevées, incohérentes, sachant que, là encore, l’idée est de Dostoïevski (…) et qu’elle est capitale car ces cassures, ces sauts logiques définissent la structure même du livre. (…)

Les textes sont non pas écrits mais parlés, et mettent en scène le sujet directement, ce qui fait de chaque page de Dostoïevski un épisode de théâtre. L’oralité indique la partialité fondamentale du point de vue ; l’accent est mis, de plus, non sur la narration en tant que telle mais sur l’intonation.

2. La « maladresse »

[…] les lourdeurs, les répétitions, parfois réellement insupportables, et qu’on supporte pourtant, en russe, parce qu’elles sont portées par une tension qui ne faiblit pas.

[...] c’est-à-dire son refus de se soumettre à toute exigence de « beau style ». C’est une maladresse maintes fois soulignée, affirmée – qui fait porter l’essentiel de l’accent non pas sur l’action décrite mais sur l’élan de passion qui l’emporte. Cette maladresse, réellement idéologique, est aussi le signe d’une revendication nationale qu’on pourrait dire « antifrançaise » et d’une remise en cause du roman traditionnel au sens où Dostoïevski parlait de ses livres comme de « poèmes » et non comme de simples romans.

Markowicz poursuit en évoquant l’ambiguïté qu’un tel « chaos poétique » produit, au risque d’en rendre le traducteur responsable :

Une difficulté accessoire paraît : comment distinguer les maladresses voulues par l’auteur de celles oubliées par son traducteur ? Telle phrase, construite en dépit du bon sens, où l’ordre des arguments est réellement absurde, où la syntaxe la plus élémentaire est mise à mal, est-elle acceptable pour un lecteur qui ne connaît pas la langue russe ?

Cette timide « disculpation » crée un malentendu sur lequel se précipitent les critiques. D’autant que Markowicz, se faisant l’écho d’un lieu commun pour les Russes, répand l’idée que Dostoïevski écrit "mal", ou plutôt que cette norme du « bien écrire » (chère à la littérature française) ne le préoccupe pas (entretien avec Nicole Zand - 1993).
Ses traductions sont-elles acceptables ? Au risque de tendre le bâton pour se faire battre, Markowicz pose lui-même la question de la lisibilité ( [7]).

L’énergie du discours, celle de la passion devaient, non seulement faire passer les maladresses et les contradictions, mais, si la traduction était lisible (ou, plutôt, prononçable), les rendre nécessaires, comme dans le monologue d’un grand acteur, toute rupture de rythme, toute hésitation rend plus grandiose le mouvement final.

3. La structure poétique

Là encore, je citerai Markowicz parlant de son travail, de sa « méthode », revue l’Oeil électrique :

Ce qui est très hérétique pour beaucoup de mes collègues, c’est que je ne lis jamais l’œuvre auparavant, ou je ne la relis pas juste avant de me mettre à la traduction. Quand on lit, les yeux « glissent », or quand on traduit, les yeux « plongent ». Traduire, c’est une lecture en verticale. On ne fait pas attention aux idées, mais aux mots. Un écrivain n’a pas d’idées, il a des mots. Moi les idées de Dostoïevski, je ne les connais pas, par contre la langue de Dostoïevski je peux en parler. À partir de là, je fais une version très rapide et petit à petit, je commence à voir des trucs bizarres, qui me choquent, qui me gênent, des expressions russes un peu étranges, qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans le contexte. Et c’est toujours l’essentiel. Je construis l’interprétation à partir des bizarreries.

Ainsi, dans sa lecture des œuvres, Markowicz fait référence à des motifs qui déterminent l’ensemble de la structure du roman – et donc, de sa traduction. Dans l’Idiot, la structure est donnée par l’épilepsie :

Dans l’Idiot, on est tout le temps dans l’indéfini entre le rêve et la réalité. Les personnages ne sont pas seulement de chair et d’os. Quand je dis que c’est du théâtre, c’est parce qu’on y trouve une conception de l’œuvre tout à fait particulière, qui est loin du roman russe psychologique. La structure de l’Idiot, c’est l’épilepsie. C’est décrit comme une longue période d’incubation : tout à coup, une illumination, ce que j’appelle un « climax », et la chute, la crise. C’est pour ça que Dieu apparaît aux hommes, c’est trop fort pour que ce soit supportable. Nastasia Fillipovna aime trop le prince Muichkine ; Rogojine l’aime tant qu’il va la tuer, mais Muichkine est un vrai monstre : il est trop bon, il est insupportable, c’est lui qui provoque toutes les catastrophes, pas Rogojine.

La traduction se Markowicz tend à se rapprocher de la poétique de Dostoïevski. Bakhtine définit cette poétique comme une conception dialogique de la vérité, à l’image du dialogue socratique associé au genre carnavalesque (par opposition au genre épique et à la rhétorique). Cette conception s’ancre dans l’attitude de l’auteur à l’égard de ses personnages [8] :

Le héros intéresse Dostoïevski, non pas en tant que phénomène dans la réalité, possédant des traits caractérologiques et sociologiques nettement définis, ni en tant qu’image déterminée, composée d’éléments objectifs à signification unique, répondant dans leur ensemble à la question « qui est-il ? » ; le héros intéresse Dostoïevski comme point de vue particulier sur le monde et sur lui-même, comme la position de l’homme cherchant la raison d’être et la valeur de la réalité environnante et de sa propre personne.
Pour Dostoïevski, l’important n’est pas de savoir ce que représente le personnage dans le monde, mais ce que le monde représente pour le personnage et ce que celui-ci représente pour lui-même.
Ce principe particulier joue un rôle considérable dans la façon d’appréhender les personnages. En tant que point de vue, en tant que vision du monde et de lui-même, le héros exige des méthodes tout à fait spéciales de développement et de description artistiques. En effet, ce n’est pas l’existence donnée d’un personnage, ni son image fermement établie, qui doivent être mises au jour et définies, mais le dernier bilan de la conscience, de la perception de soi du héros, autrement dit son dernier mot sur le monde et sur lui-même.

Le travail de Markowicz semble s’inscrire directement dans cette poétique : rendant compte des différents registres de langue et donc du plurilinguisme social, insistant sur le fait que le personnage s’adresse à lui-même (parataxe…), sortant ainsi d’une narration plus classique qui serait régie par une voix auctoriale.
Dans un article paru sur Fabula, Polyphonisme, de Bakhtine à Ricoeur, Alexandre Dessingué expose un phénomène que Bakhtine développe dans Esthétique de la théorie verbale : l’exotopie [9]. Baktine fait de l’exotopie le moteur le plus puissant de la compréhension (et celui-ci revêt une grande importance dès lors qu’il s’agit de traduire) :

Une culture étrangère se révèle dans sa complétude et dans sa profondeur qu’au regard d’une autre culture (et elle ne se livre pas dans toute sa plénitude car d’autres cultures viendront qui verront et comprendront davantage encore). [10]


Markowicz, lecteur de Dostoïevski, fait de sa traduction un acte de communication, créant une langue particulière, un français qui se soumettrait à la présence du russe, une langue où deux langues cohabiteraient, entamant un dialogue avec le lecteur, le poussant dans ses retranchements, marchant sur le fil de la compréhension, de la provocation, cherchant peut-être à reproduire la perplexité des premiers lecteurs de Dostoïevski.


En guise d’illustration, voici l’incipit de l’Idiot :


Le mot entouré « оба » signifie en russe « tous deux » : comme on peut le constater aisément, Dostoïevski l’emploie six fois. L’incipit de l’Idiot campe, l’un en face de l’autre, les deux protagonistes antithétiques que sont Mychkine et Rogojine.
Selon les traductions, la complémentarité des personnages induite par la répétition de « оба » est plus ou moins visible.


BORIS DE SCHLOEZER (La Pléiade, 1953) :
Il était environ neuf heures du matin ; c’était à la fin de novembre, par un temps de dégel. Le train de Varsovie filait à toute vapeur vers Pétersbourg. L’humidité et la brume étaient telles que le jour avait peine à percer ; à dix pas à droite et à gauche de la voie, on distinguait malaisément quoi que ce fût par les fenêtres du wagon (...).
Dans un des wagons de troisième classe, deux voyageurs se faisaient vis-à-vis depuis l’aurore, contre une fenêtre ; c’étaient des jeunes gens vêtus sans recherche et n’ayant presque pas de bagages ; leurs traits étaient assez remarquables et leur désir d’engager la conversation manifeste. Si chacun d’eux avait pu se douter de ce que son vis-à-vis offrait de singulier, ils se seraient certainement étonnés du hasard qui les avait placés l’un en face de l’autre, dans une voiture de troisième classe du train de Varsovie.

PIERRE PASCAL (Garnier, 1977) :
Fin novembre, un jour de dégel, sur les neuf heures du matin, le train de Varsovie, filant à toute vapeur, approchait de Pétersbourg. L’humidité et le brouillard étaient tels que la lumière venait tout juste de percer : à dix pas de droite et à gauche de la voie on avait du mal à distinguer quoi que ce fût à travers les fenêtres du wagon. (...)
Dans l’un des wagons de troisième classe s’étaient découverts depuis qu’il faisait jour, l’un en face de l’autre contre la fenêtre, deux voyageurs : deux hommes jeunes, tous deux presque sans bagages, tous deux vêtus sans élégance, tous deux avec un visage assez remarquable, et tous deux, enfin, désireux d’entrer en conversation. S’ils avaient su, l’un touchant l’autre, ce qu’ils avaient, précisément de remarquable, ils se seraient naturellement étonnés du hasard qu’il les avait d’aussi singulière façon assis l’un en face de l’autre dans un wagon de troisième de la ligne Pétersbourg-Varsovie.


ANDRÉ MARKOWICZ (Actes Sud, 1993) :
À la fin du mois de novembre, par un redoux, sur les neuf heures du matin, le train de la ligne de chemin de fer Petersbourg-Varsovie fonçait à toute vapeur vers Petersbourg. L’humidité, la brume étaient si denses que le jour avait du mal à se lever ; à dix pas, à gauche et à droite des rails, on avait peine à distinguer même quoi que ce fût par les fenêtres du wagon. (...)
Dans un des wagons de troisième, dès l’aube, deux passagers s’étaient retrouvés face à face, près de la fenêtre - tous deux des hommes jeunes, tous deux quasiment sans bagages, tous deux habillés sans recherche, tous deux assez remarquablement typés et qui, tous deux, avaient finalement éprouvé le désir d’engager la conversation l’un avec l’autre. S’ils avaient su tous deux qui étaient l’un et l’autre, et ce qui les rendait si remarquables à cet instant, ils auraient eu de quoi s’étonner, bien sûr, de ce que le hasard les eût placés si étrangement l’un en face de l’autre dans ce wagon de troisième de la ligne Petersbourg-Varsovie.

En cours de rédaction...
Sarah Cillaire

Par Sarah Cillaire

Depuis une quinzaine d’années, le travail d’André MARKOWICZ a pris une grande ampleur médiatique. Son travail de traducteur débute en 1986 avec des retraductions des pièces d’Anton Tchekhov, pour lesquelles il collabore avec Françoise Morvan (elle-même traductrice, mais non russophone).
À partir de 1990, il entreprend de retraduire, pour les éditions Actes Sud, l’œuvre fictionnelle de Dostoïevski dans son intégralité. Véritable tour de force : actuellement, plus de 35 ouvrages ont été édités (des grands romans – Crime et Châtiment, l’Idiot, l’Adolescent, les Démons, les Frères Karamazov aux nouvelles et récits…).
Il traduit également d’autres auteurs russes – Griboïedov, Pouchkine, Ostrovski, Lermontov, Gogol, Gorki… Il a aussi traduit de la poésie plus contemporaine comme celle de Blok, Mandelstam ou Tarkovski.
Et depuis 2000, il s’attaque au théâtre de Shakespeare (Hamlet, Richard II), traduit l’Enfer de Dante…
Il collabore très fréquemment avec des metteurs en scène, participant à plus d’une cinquantaine de productions théâtrales en Europe, travaillant directement auprès des comédiens afin d’« adapter » le texte original aux voix scéniques, privilégiant ainsi dans le texte son oralité. Lui-même se livre à des performances orales où il lit ses propres traductions, explique ses choix, en débat volontiers.
En 2007, il publie aux Editions du Seuil, un recueil de poésies, Figures, dont il est l’auteur.

[1BACKES Jean-Louis - Problèmes de traduction in Revue de littérature comparée - 1995

[2idem

[3idem p.433

[4MARKOWICZ André - Notes du traducteur in Le Joueur de Fiodor DOSTOÏEVSKI - Actes Sud - p.211

[5Le Joueur de Fiodor DOSTOÏEVSKI - Actes Sud - 1991 - p.211-213

[6L’Idiot de Fiodor DOSTOÏEVSKI - Actes Sud - p.7

[7L’Idiot, p.8

[8BAKHTINE Mikhaïl, La Poétique de Dostoïevski, Le Seuil, 1970, p.87-88

[9L’exotopie dans le cas du lecteur est en fait la distance spatio-temporelle qui sépare le contexte de l’acte de création de celui de la réception. Un lecteur étranger au contexte de Dostoïevski introduira dans la réception de l’œuvre une série de sens ou de questions qui ne pouvaient être imaginés par l’auteur. La conclusion de Bakhtine nous conduit donc au fait que la culture ne fait que s’enrichir au travers d’un regard autre, donc dialogiquement, d’où l’importance du phénomène exotopique dans le cas de la réception. Alexandre Dessingué

[10BAKHTINE Mikhaël, Esthétique de la théorie verbale, Paris, Gallimard, 1984 - cité par Alexandre Dessingué