Outre-Rhin

Son Excellence, Mesdames et Messieurs,

Vous m’avez exposé tout ce que j’ai provoqué en écrivant, peut être aussi ce que j’ai transmis, et s’il est exact que j’ai contribué un tant soit peu à rendre l’après-guerre en Allemagne compréhensible en France, je me réjouis alors de cet honneur qui m’a fait non pas commandant, mais commandeur. J’ai d’abord eu peur puisque le mot commandant évoque tout de suite le commandant d’infanterie. Je ne veux en aucun cas essayer de faire comprendre ce que représentait la France pour nous : la culture française, de Pascal jusqu’à Bernanos, que vous avez nommé, et d’autres, et la littérature française d’après-guerre : Sartre, Camus… je suis bien en peine de tous les citer.

Quel acte libérateur ç’a été pour nous que de revenir de plain-pied dans la littérature mondiale ! Je crois qu’il est très dur de se représenter comment un jeune homme qui veut lire et écrire grandit alors qu’il est enfermé – presque complètement coupé du monde. Je souhaiterais mentionner une seconde chose, Monsieur l’Ambassadeur, qui a sombré dans l’oubli : la littérature allemande d’après-guerre n’aurait pas été connue à travers le monde sans la France. Nous avons bel et bien été d’abord mis au jour par la curiosité des auteurs et des intellectuels français, si je puis ainsi m’exprimer. C’était la curiosité d’un Sartre, d’un Camus et du cercle autour d’eux qui se demandait que font ces Allemands-là, écrivent-ils aussi, et qu’écrivent-ils, et jetons y donc un coup d’œil. Je l’exprime de manière très banale.

La première rencontre franco-allemande d’écrivains a eu lieu en 1947, à l’initiative d’auteurs français. Ce que signifiait être allemand en 1945, vous devez vous l’imaginer. C’est en 1947 qu’a eu lieu ce grand rassemblement. Nous tous, ainsi que ceux qui vinrent après moi, sommes venus au monde – comme auteurs – en passant par Paris. Vous avez finalement mentionné ce fleuve vraiment sublime qui s’appelle Der Rhein, le Rhin, en français, et je voudrais dire quelques mots de l’expression française « l’outre-Rhin » [1] qui me procure toujours un certain plaisir – sans penser à mal. Je crois qu’elle est à ce point devenue une formule figée dans l’usage français qu’on ne pense même plus qu’elle signifie « de l’autre-côté du Rhin ». Cela vous l’avez complètement oublié et pensez Allemagne – « outre-Rhin » –, mais Bonn ne se trouve pas de ce côté comme vous en avez pris connaissance entre-temps. Et c’est bien étrange, quand j’y songe, que le Rhin soit réellement une frontière, la frontière de l’Allemagne, un fleuve suisse, comme nous le savons, qui coule le long de la France. Mais « l’outre-Rhin » vaut aussi de l’autre côté. Nous autres [2], Rhénans, qui sommes nés et vivons à gauche du Rhin, n’avons pas été tout à fait considérés comme allemands par ceux d’en face – je cite Berlin comme repère –, bien qu’il soit certain que si l’Allemagne a un cœur, il batte au bord du Rhin.

Nous sommes donc « l’outre-Rhin » des deux côtés. Étrange chose. Là-bas, de l’autre côté, ils nous ont toujours considérés comme des Français ratés, ce que nous ne sommes pas. Notre langue a toujours été l’allemand. Et malgré tout, je dis bien malgré tout, lorsque je voyage à travers l’Alsace, Excellence, j’ai ce sentiment indéfinissable, tout à fait inexplicable d’être comme chez moi, bien que je ne sois pas un Français – preuves à l’appui. Ce doit être un souvenir très vieux, qui remonte peut être jusqu’à la langue de Lotharingie [3], non jusqu’au Lorrain [4] . D’une curieuse manière je n’éprouve pas ce sentiment en Lorraine, alors que je ressens celui d’une parenté plus fortement en Alsace que dans aucune autre région de France. Et je pense qu’il s’agit bel et bien du souvenir de Lothaire I, de Lothaire II, et non pas de Charlemagne, qui était encore une connexion francique [5] ; une très vieille réminiscence de la langue de Lothar, peut-être même une réminiscence bourguignonne, doit m’habiter lorsque je traverse l’Alsace. Vous pouvez vous imaginer à quel point je me réjouis de cet honneur, bien que je n’aie toujours pas compris quels services j’ai rendus à la République française. Je vous remercie.

Traduit par Pierre Malherbet

Exzellenz, meine Damen und Herren,

Sie haben mir vorgeführt, was ich alles angerichtet habe durch Schreiben, vielleicht ausgerichtet habe, und wenn es zutrifft, daß ich ein wenig dazu beigetragen habe, Nachkriegsdeutschland für Frankreich verständlich zu machen, dann freue ich mich sehr über diese Ehrung, die mich ja nicht zum Commandant, sondern zum Commandeur gemacht hat. Ich habe erst einen Schrecken gekriegt, denn Commandant ist ja wohl Major. Ich will gar nicht versuchen, klarzumachen, was Frankreich für uns bedeutete: französische Kultur, von Pascal und vorher bis Bernanos, den Sie genannt haben, und andere, und die französische Literatur nach dem Krieg: Sartre, Camus, ich kann sie gar nicht alle nennen.

Welch ein Akt der Befreiung es für uns war, in die Weltliteratur überhaupt wieder hineinzukommen! Ich glaube, es ist sehr schwer vorzustellen, wie ein junger Mensch aufwächst, der lesen will und schreiben will, der abgeschlossen ist – fast total von der Welt. Ein zweites möchte ich erwähnen, was in Vergessenheit geraten ist, Herr Botschafter, die deutsche Nachkriegsliteratur wäre ohne Frankreich nicht in der Welt bekannt. Wir sind ja durch die Neugierde französischer Autoren und Intellektueller überhaupt erst entdeckt worden, wenn man so sagen kann. Es war die Neugierde eben Sartres, Camus’ und des Kreises um sie herum, der sich fragte, was machen diese Deutschen da, schreiben die auch und was schreiben die und gucken wir uns das mal an. Ich drücke das sehr banal aus.

Das erste deutsch-französische Schriftsteller-Treffen hat stattgefunden 1947, auf Initiative der französischen Autoren. Das müssen Sie sich vorstellen, was es bedeutete, ein Deutscher zu sein 1945. 1947 fand dieses große Treffen statt. Wir alle, auch die, die nach mir kamen, sind über Paris in die Welt gekommen – als Autoren. Zuletzt haben Sie diesen wirklich wunderbaren Fluß erwähnt, der Rhein heißt, französisch Rhin, und ich möchte ein paar Worte sagen über den französischen Ausdruck „l’outre-Rhin“, der mir immer ein gewisses Amüsement verschafft – nicht bösartig. Ich glaube, es ist so floskelhaft geworden im französischen Brauch, daß man nicht mehr daran denkt, daß damit „jenseits des Rheins“ gemeint ist. Das wissen Sie gar nicht mehr, Sie denken Deutschland – „l’outre-Rhin“ –, Bonn liegt ja nun auf dieser Seite, wie Sie Sie inzwischen erfahren haben. Und es ist schon merkwürdig: wenn ich darüber nachdenke, daß der Rhein ja wirklich eine Grenze ist, die Grenze Deutschlands, ein Schweizer Fluß, wie wir wissen, der lange an Frankreich vorbeifließt, aber das „l’outre-Rhin“ gilt ja auch von der anderen Seite. Wir Rheinländer, die wir links des Rheines wohnen und geboren sind, sind ja von denen da drüben – ich nenne Berlin als Stichwort – nie so recht für Deutsche gehalten worden, obwohl ja, wenn Deutschland ein Herz hat, es hier am Rhein geschlagen hat.

Wir sind also „l’outre-Rhin“ von beiden Seiten. Merkwürdige Sache. Die haben uns da drüben immer für so etwas mißglückte Franzosen gehalten, was wir nicht sind. Unsere Sprache war immer deutsch. Und trotzdem, was heißt trotzdem, wenn ich durchs Elsaß fahre, Exzellenz, habe ich ein undefinierbares, wirklich unerklärliches Gefühl, irgendwie zu Hause zu sein, obwohl ich kein Franzose bin – nachweislich nicht. Es muß eine uralte Erinnerung sein, die wahrscheinlich zurückgeht bis ins Lotharingische, nicht ins Lothringische. Merkwürdigerweise habe ich dieses Gefühl in Lothringen nicht, aber im Elsaß habe ich das Gefühl der Verwandtschaft stärker als in jeder anderen Provinz Frankreichs. Und ich denke mir, es ist wirklich die Erinnerung an Lothar 1., Lothar II., nicht mehr Karl den Großen, der war ja noch so eine fränkische Verbindung; eine uralte lotharingische, vielleicht auch burgundische Erinnerung muß in mir sein, wenn ich durchs Elsaß fahre. Sie können sich denken, wie sehr ich mich freue über diese Ehrung, obwohl ich immer noch nicht verstanden habe, welche Verdienste ich um die Republik Frankreich habe. Ich danke Ihnen.

Par Heinrich Böll

Prix Nobel de littérature (1972), Heinrich Böll (1917-1985) est davantage connu, en France comme en Allemagne, pour ses romans et ses nouvelles que pour ses essais. Victime du nazisme, ballotté pendant sept ans sur tous les fronts au gré des infortunes de la guerre, « cet ersatz d’aventure », il fait partie de cette génération d’écrivains de la moralisation née dans une Europe sacrifiée sur l’autel de la Barbarie. Pour l’écrivain colonais, il s’agit en premier lieu d’interroger son passé, de se pencher sur les questions de la culpabilité et de la responsabilité – qu’à l’instar du soldat Beckmann, héros bien malgré lui de Draussen vor der Tür, on aimerait pouvoir refiler à son prochain pour s’en débarrasser. Mais il s’agit aussi, dans cette Allemagne déchirée de l’après guerre, de proposer une identité culturelle allemande, de répondre à la délicate question posée par Adorno : Was ist Deutsch ? Pas de choix, donc, pour Böll : témoin de son temps, révolté mais jamais révolutionnaire, il a le besoin impérieux d’en brosser un tableau, rarement reluisant. Il va au fond des choses, descend au plus profond de la psyché humaine et l’on reconnaît là le grand romancier – il cherche, dans ses essais, à appréhender la réalité. Bas les masques ! Riez, vous autres, dans la salle obscure de votre cinéma, les yeux rivés sur ce stupide écran, alors qu’il y a peu vous vous couchiez dans la terreur.
L’éphémère, le pittoresque, ça n’intéresse pas Böll : il lui faut davantage. Partant d’une observation simple, souvent de lui même, dans la plus pure tradition essayiste qu’il est allé glanée en France, c’est la vérité morale des évènements qu’il recherche dans ses essais, une vérité désincarnée de l’histoire. Il veut mettre en garde, il veut avertir ses contemporains face à cette déréliction qui les guette, souvent avec naïveté.
Écrire permet donc à Böll de rentrer de plain pied dans son temps. Mais chez l’écrivain catholique, nulle place pour le désespoir : l’humanité est corrompue, pourtant Böll ne veut qu’une chose : révéler l’homme à lui-même en s’intéressant, dans ses nouvelles, ses romans ou ses essais, aux destinées individuelles, à l’unicité de chaque être humain et à ses souffrances – et c’est là tout le sens et la beauté de sa démarche. Il écrit alors dans une langue simple, une langue dont il sait qu’elle pourra toucher le plus grand nombre, sans prétention ni recherche esthétique, engoncée, même, de temps à autre. Qu’on se rassure cependant, et qu’on me permette d’opposer à ceux qui pensent que l’œuvre de Böll mourra lorsque les thèmes qu’elle traite seront tout à fait obsolètes, cette phrase de Reich-Ranicki : « tant qu’il y aura une littérature allemande, on se souviendra de lui avec respect et gratitude ». Je crois qu’il y a là quelque chose de vrai, et, lire pour la première fois ces quelques essais en langue française en est la preuve.
Pierre Malherbet

Ce texte a paru sous le titre Dankrede zur Ernennung zum Commandeur im “Ordre des Arts et des Lettres” dans Die Fähigkeit zu trauern, 1984-1985, DTV Verlag, page 146.

Pierre Malherbet est venu à la traduction au cours de ses études de littérature comparée à dominante franco-allemande.

Depuis, il traduit de l’allemand vers le français pour différents éditeurs. De la littérature contemporaine pour Gallimard (Ferdinand von Schirach), des classiques pour Pocket (Stefan Zweig), de la littérature jeunesse pour Fleurus (Heidi), des ouvrages de typographie pour B42, etc.

Parallèlement à cette activité, il a travaillé chez différents éditeurs en France (Calmann-Lévy, 10/18) et en Allemagne (Suhrkamp). Il est actuellement chargé d’activité éditoriale au Centre Pompidou.

Travaux de traduction :

Bruno Apitz, L’enfant de la valise, Denoël, 2014.

Heinrich Böll, Le Cheveu qui est tombé de la tête, éditions Alidades, 2009.

Heinrich Böll, Du risque d’écrire, revue Europe, n°936, 2007.

T.S. Eliot, L’unité de la culture européenne, La Revue des revues, n°43, 2009.

Dieter Gräf, Entretien au sujet de Rolf Dieter Brinkmann, Le Chemin des Livres, n°22/23, 2012.

Leopold von Sacher Masoch, La Vénus à la fourrure, Pocket, 2013.

Ferdinand von Schirach, Crimes, Gallimard, 2011.

Ferdinand von Schirach, Coupables, Gallimard, 2012.

Ferdinand von Schirach, L’Affaire Collini, Gallimard, à paraître (juin 2014).

Patrick Roth, Nuit de lumières, éditions Alidades, 2012.

Stefan Zweig, Le joueur d’échecs & Lettre d’une inconnue, Pocket, 2013.

Stefan Zweig, 24 heures de la vie d’une femme & Voyage dans le passé, Pocket, 2014.

[1En Français dans le texte

[2Böll vient de Cologne (à gauche du Rhin)

[3En l’an 855, le roi Lothaire I partage ses terres et donne à son fils Lothaire II la Lotharingie située entre le Rhin et la Meuse, pays qui devint, géographiquement et étymologiquement, l’actuelle Lorraine.

[4Jeu de mots intraduisible en Français entre « Lotharingische » et « Lothringische », la langue de Lotharingie et de Lorraine, la proximité étymologique des deux mots étant clairement établie en Allemand.

[5Le Francique : ensemble de dialectes du germanique occidental appartenant à la période du vieux-haut-Allemand et à celle du moyen-haut-Allemand, se subdivisant géographiquement en francique moyen et francique supérieur. (d’apr. A. JOLIVET, F. MOSSÉ, Manuel de l’Allemand du Moyen Âge, Paris, éd. Montaigne, 1947)