Ils rient

J’ai vu un dessin animé prodigieux : le titre, je ne le sais plus, ça se passait en Orient et il y était question d’une petite chatte travestie en danseuse de charme vers laquelle un matou, travesti en pacha, étendait d’avides bras élastiques de dessin animé : à cet instant les choses ont pris une tournure excitante. Les pirates sont arrivés, ils sont arrivés fendant les airs sur des tapis volants, ont décrit quelques cercles autour du château du matou, se sont penché par-dessus le bord des tapis et ont fixé d’un regard lascif la petite chatte qui dansait. Puis ils ont tiré ! Les tapis volants – on s’en rendait compte alors – reposaient sur des tuyères qui n’étaient rien d’autre que des mitrailleuses et de petits canons embarqués. Alors ces drôles de Jabo [1] de dessin animé ont fait feu de leurs six ou sept tuyères et ça sonnait exactement comme ce que, tous, nous avions encore à l’oreille. Tout à fait à l’identique. Puis les pirates ont lancé des bombes, un genre de grenades explosives qui ont causé un remue-ménage considérable dans le château du matou de conte. On se mettait à l’abri. Et les spectateurs riaient ! Qu’il soit rendu à leur honneur (anonyme) que tous ne riaient pas, mais la plupart, et leur rire avait de sinistres échos pour les habitants d’une ville [2] presque totalement rasée par les bombes. Les spectateurs riaient alors que les bruits du film étaient les mêmes que ceux qu’ils avaient entendus dans leurs caves des milliers de nuits durant.

Rire est tellement sain – je doute cependant de la santé des spectateurs.

Traduit par Pierre Malherbet

Ich habe einen wunderbaren Trickfilm gesehen: den Titel weiß ich nicht mehr, er spielte im Orient, und es war was mit einem als Schönheitstänzerin drapierten Kätzchen, nach dem der als Pascha drapierte Kater seine begehrlichen Trickfilm-Gummiarme ausstrecke; aber nun geschah das Aufregende: die Piraten kamen, sie kamen durch die Luft auf fliegenden Teppichen, kreisten ein paar Mal um das Katerschloß herum, beugten sich über den Rand der Teppiche und blickten voller Geilheit auf das tanzende Kätzchen. Und dann schossen sie ! Die fliegenden Teppiche – das zeigte sich jetzt – lagen nämlich auf Rohren, die nichts anderes waren als Maschinengewehre und kleine Bordkanonen, und nun schossen diese lustigen Trickfilmjabos aus sechs oder sieben Rohren, und es klang genau so, wie wir alle es noch im Ohr haben. Ganz genau so. Und dann warfen die Piraten Bomben, so eine Art explosiver Stinktöpfe, die erhebliche Unruhe im Schloß des Märchenkaters verursachten. Man nahm volle Deckung. Und die Zuschauer lachten! Es sei zu ihrer (anonymen) Ehre gesagt, daß sie nicht alle lachten, aber es lachten viele, und das Lachen klang gespenstisch für die Bewohner einer Stadt, die fast völlig ausgebombt ist. Die Zuschauer lachten, obwohl die Geräusche des Films genau dieselben waren wie die, die sie in tausend Nächten in ihren Kellern gehört haben.

Lachen ist so gesund, aber ich zweifle an der Gesundheit der Zuschauer.

Par Heinrich Böll

Prix Nobel de littérature (1972), Heinrich Böll (1917-1985) est davantage connu, en France comme en Allemagne, pour ses romans et ses nouvelles que pour ses essais. Victime du nazisme, ballotté pendant sept ans sur tous les fronts au gré des infortunes de la guerre, « cet ersatz d’aventure », il fait partie de cette génération d’écrivains de la moralisation née dans une Europe sacrifiée sur l’autel de la Barbarie. Pour l’écrivain colonais, il s’agit en premier lieu d’interroger son passé, de se pencher sur les questions de la culpabilité et de la responsabilité – qu’à l’instar du soldat Beckmann, héros bien malgré lui de Draussen vor der Tür, on aimerait pouvoir refiler à son prochain pour s’en débarrasser. Mais il s’agit aussi, dans cette Allemagne déchirée de l’après guerre, de proposer une identité culturelle allemande, de répondre à la délicate question posée par Adorno : Was ist Deutsch ? Pas de choix, donc, pour Böll : témoin de son temps, révolté mais jamais révolutionnaire, il a le besoin impérieux d’en brosser un tableau, rarement reluisant. Il va au fond des choses, descend au plus profond de la psyché humaine et l’on reconnaît là le grand romancier – il cherche, dans ses essais, à appréhender la réalité. Bas les masques ! Riez, vous autres, dans la salle obscure de votre cinéma, les yeux rivés sur ce stupide écran, alors qu’il y a peu vous vous couchiez dans la terreur.
L’éphémère, le pittoresque, ça n’intéresse pas Böll : il lui faut davantage. Partant d’une observation simple, souvent de lui même, dans la plus pure tradition essayiste qu’il est allé glanée en France, c’est la vérité morale des évènements qu’il recherche dans ses essais, une vérité désincarnée de l’histoire. Il veut mettre en garde, il veut avertir ses contemporains face à cette déréliction qui les guette, souvent avec naïveté.
Écrire permet donc à Böll de rentrer de plain pied dans son temps. Mais chez l’écrivain catholique, nulle place pour le désespoir : l’humanité est corrompue, pourtant Böll ne veut qu’une chose : révéler l’homme à lui-même en s’intéressant, dans ses nouvelles, ses romans ou ses essais, aux destinées individuelles, à l’unicité de chaque être humain et à ses souffrances – et c’est là tout le sens et la beauté de sa démarche. Il écrit alors dans une langue simple, une langue dont il sait qu’elle pourra toucher le plus grand nombre, sans prétention ni recherche esthétique, engoncée, même, de temps à autre. Qu’on se rassure cependant, et qu’on me permette d’opposer à ceux qui pensent que l’œuvre de Böll mourra lorsque les thèmes qu’elle traite seront tout à fait obsolètes, cette phrase de Reich-Ranicki : « tant qu’il y aura une littérature allemande, on se souviendra de lui avec respect et gratitude ». Je crois qu’il y a là quelque chose de vrai, et, lire pour la première fois ces quelques essais en langue française en est la preuve.
Pierre Malherbet

Ce texte a paru sous le titre Sie lachen dans Essayistische Schriften und Reden I, 1952-1963, page 30.

Pierre Malherbet est venu à la traduction au cours de ses études de littérature comparée à dominante franco-allemande.

Depuis, il traduit de l’allemand vers le français pour différents éditeurs. De la littérature contemporaine pour Gallimard (Ferdinand von Schirach), des classiques pour Pocket (Stefan Zweig), de la littérature jeunesse pour Fleurus (Heidi), des ouvrages de typographie pour B42, etc.

Parallèlement à cette activité, il a travaillé chez différents éditeurs en France (Calmann-Lévy, 10/18) et en Allemagne (Suhrkamp). Il est actuellement chargé d’activité éditoriale au Centre Pompidou.

Travaux de traduction :

Bruno Apitz, L’enfant de la valise, Denoël, 2014.

Heinrich Böll, Le Cheveu qui est tombé de la tête, éditions Alidades, 2009.

Heinrich Böll, Du risque d’écrire, revue Europe, n°936, 2007.

T.S. Eliot, L’unité de la culture européenne, La Revue des revues, n°43, 2009.

Dieter Gräf, Entretien au sujet de Rolf Dieter Brinkmann, Le Chemin des Livres, n°22/23, 2012.

Leopold von Sacher Masoch, La Vénus à la fourrure, Pocket, 2013.

Ferdinand von Schirach, Crimes, Gallimard, 2011.

Ferdinand von Schirach, Coupables, Gallimard, 2012.

Ferdinand von Schirach, L’Affaire Collini, Gallimard, à paraître (juin 2014).

Patrick Roth, Nuit de lumières, éditions Alidades, 2012.

Stefan Zweig, Le joueur d’échecs & Lettre d’une inconnue, Pocket, 2013.

Stefan Zweig, 24 heures de la vie d’une femme & Voyage dans le passé, Pocket, 2014.

[1Avion bombardier de la chasse anglaise, contraction de Jagdbomber-fighter-Bomber.

[2Cologne sans doute