Les livres transforment le monde

Il est vain de se disputer à propos de littérature engagée.

La question inepte, si en vogue lors de débats publics de savoir si les livres doivent transformer le monde est une question rhétorique ; on la pose de temps à autre afin que ne cesse le bavardage pendant que les livres continuent de transformer le monde, qu’ils le doivent ou non, que leurs auteurs le veuillent ou non: les livres transforment le monde. Pas seulement les livres dont les effets sont tangibles, comme les romans de Dickens, par exemple, qui ont transformé la nature de l’école et de l’aide sociale anglaises.

Il est inhérent à l’ironie de l’écriture que, souvent, les livres des auteurs qui écrivent sans intention contribuent plus à transformer le monde que les livres de ceux qui se prévalent de leurs intentions ; la querelle à propos de « littérature engagée » [1] et de littérature pure est nécessairement sans fin, aussi longtemps que l’une et l’autre sont prises per se comme des marques de qualité et que les degrés de mélange possibles entre les deux ne sont classés dans un système de coordonnées qui serait à découvrir ; dans un tel système, un livre bien écrit sur l’apiculture devrait briller telle une étoile bien au-dessus d’un livre mal écrit ayant pour objet la vie de Saint-Paul. Saint-Paul serait même mieux servi par le bon livre sur l’apiculture que par le mauvais à son propos.

L’auteur d’un livre n’est certainement pas affranchi de la réponse – qu’il veuille ou non transformer le monde –, mais son non, son oui n’ont pas la moindre influence sur la réalisation de ses réelles intentions ; lorsqu’un écrivain utilise la langue, ou que la langue l’utilise, il entre dans des espaces où les incidences échappent à tout contrôle. Qu’il écrive sang ou jardinet, eau sucrée ou espion atomique, il ignore ce qu’il provoque : avec chaque mot il transmet un legs dont il ne connaît pas le montant, il ne saura jamais quels mondes il met en branle, par quel mot et chez quel lecteur. Qu’un jeune homme de 16 ans s’achète d’occasion un volume de Nietzsche ou qu’une jeune femme dans le vent désire ardemment le livre que « l’on doit avoir lu » – ni Nietzsche ni l’auteur à la mode n’apprendront jamais ce qu’ils ont provoqué. Nous, les initiés, croyons savoir précisément où ranger Karl May, où Marcel Proust. Qu’importe à l’auteur concerné d’où il a tiré sa fièvre d’écrire : dans le tramway qui roulait au travers de banlieues sales ou dans un salon où les tasses de thé cliquetaient doucement.

Mener une double vie ; voilà qui est excitant. Le nombre de vies d’un livre est inconnu ; au-dessus du livre, qu’un doctorant entreprend d’étudier au cours d’une nuit blanche, cette même nuit, la cliente d’une bibliothèque et un apprenti libraire s’y penchent aussi ; tous trois ne cessent d’accorder un nouveau délai à l’heure qui tend ses doigts menaçants vers le matin ; excités, ils le sont tous, mais ce qui échauffe l’un laisse l’autre froid ; si le doctorant apprenait que la cliente de la bibliothèque ne trouve le livre que « passionnant », il ne tolérerait pas une telle insulte à son auteur : il aime la dureté du style, l’apprenti est ravi de la douceur de l’auteur.

Dommage que la fraternité qui pourrait être possible entre eux trois ne prenne jamais corps. Trois vies ? Les enfants gâtés de l’éditeur, qui causent tant de soucis, en ont même trois cents et que signifient les chiffres quand la qualité même d’une seule vie reste insondable ? Les livres, comme leurs auteurs, sont sans défense, ils paraissent en masse, sombrent en masse ; peut être qu’un tel vient au monde, déjà âgé de quinze ans, à l’instant où il pioche dans la caisse d’un bouquiniste un livre bradé avant sa naissance, de la manière dont on le fait à cet âge, et, qu’alors, il prenne la fièvre.

Les initiés qui écrivent les livres, qui les critiquent, les éditent et les vendent ignorent ce qu’ils provoquent ; établis en un conseil permanent de spécialistes, ils épuisent leurs conflits dans une langue codée, distribuent rangs et honneurs, font triste mine lorsque les livres qu’ils ont trouvé mauvais rencontrent subitement le succès. Ne devraient-ils pas faire triste mine également lorsque les livres qu’ils ont trouvés bons rencontrent le succès ?

Qui se rengorge du chiffre élevé des ventes d’un livre ne devrait pas simultanément se rengorger du faible chiffre des ventes d’un enfant difficile ; mais ils le font, ils s’abandonnent aux chiffres ; qui croit tel livre anobli par le succès, et fait de l’échec d’un autre une vertu, succombe à la même erreur : que le succès signifie quelque chose. Benn n’est-il plus Benn lorsqu’on achète ses livres ? et Miss Cullers ne reste-t-elle pas un grand auteur aussi, lorsqu’on les achète peu ? Je pourrais m’imaginer que chaque lecteur tout juste né, âgé de quinze ans, pioche un de ses livres dans la caisse des bas prix et prenne la fièvre.

Il est rare que les livres soient pilonnés, ils poursuivent alors leur vie ailleurs, sitôt libres de s’abandonner à leur destin ; neufs, ils ne le sont qu’un seul instant ; la seconde d’après ils sont déjà vieux ; âgés de trois secondes ou de soixante-dix ans, cela fait une faible différence ; chaque livre transforme le monde, donne noir sur blanc ce qu’il a à dire : sur l’apiculture ou sur Saint-Paul, chacun avec une revendication presque insoutenable, dût-il s’en déclarer affranchi ; revendiquer qu’on ne revendique rien est plus lourd à supporter que le sérieux menaçant du prophète. Il n’y a pas de livres sans revendication.

Traduit par Pierre Malherbet

Der Streit um die engagierte Literatur ist müßig

Die berüchtigte, bei öffentlichen Diskussionen so beliebte Frage, ob Bücher die Welt verändern sollten, ist eine rhetorische Frage; man stellt sie hin und wieder, damit das Geplauder nicht abbreche, während Bücher weiterhin die Welt verändern, ob sie es sollten oder nicht, ihre Urheber es wollten oder nicht: Bücher verändern die Welt. Nicht nur Bücher, deren Wirkung nachweisbar wird, wie etwa Dickens’ Romane, die das englische Schul- und Wohlfahrtswesen veränderten.

Es gehört zur Ironie des Schreibens, daß oft Bücher von Autoren, die absichtslos schreiben, mehr zur Veränderung der Welt beitragen als die Bücher jener, die sich auf ihre Absichten berufen; der Streit über die „Littérature engagée“ und die reine ist notwendigerweise ein endloser, solange das eine wie das andere per se als Qualitätsmerkmal genommen wird und die Mischungsgrade, die zwischen beiden möglich sind, nicht in ein Koordinatensystem, das zu erfinden wäre, eingeordnet werden; in diesem System müßte ein gutgeschriebenes Buch über Bienenzucht wie ein Fixstern über einem schlechtgeschriebenen stehen, das das Leben des heiligen Paulus zum Gegenstand hat. Mit dem guten Buch über Bienenzucht wäre sogar dem heiligen Paulus besser gedient, als mit einem schlechten über ihn selbst.

Der Urheber eines Buches ist nicht etwa der Antwort enthoben, ob er die Welt verändern will oder nicht, nur ist sein Nein, sein Ja ohne jeden Einfluß auf die Verwirklichung seiner wahren Absichten; wenn sich einer der Sprache bedient, oder sie sich seiner, begibt er sich in Räume, wo Kontrolle über Wirkungen nicht mehr möglich ist. Mag er hinschreiben: Blut oder: Vorgarten, Zuckerwasser oder Atomspion, er weiß nicht, was er anrichtet, er zahlt mit jedem Wort eine Erbschaft aus, deren Höhe er nicht kennt, wird nie wissen, welche Welten er mit welchem Wort bei welchem Leser in Bewegung setzt. Mag sich ein Sechzehnjähriger antiquarisch einen Band Nietzsche kaufen oder eine junge Dame in modischem Fieber nach dem Buch verlangen, das „man gelesen haben muß“ – weder Nietzsche noch der Kandidat auf der Fieberliste werden je erfahren, was sie angerichtet haben. Wir Eingeweihten glauben genau zu wissen, wohin Karl May gehört, wohin Marcel Proust, für den Betroffenen ist es gleichgültig, wo er sich sein Fieber geholt hat: ob in der Straßenbahn, die durch schmutzige Vorstädte fuhr, oder in einem Salon, wo zart die Teetassen klirrten.

Ein Doppelleben führen, das klingt erregend, die Anzahl der Leben eines Buches ist unbekannt; über dem gleichen Buch, das ein Doktorand in schlafloser Nacht zu analysieren unternimmt, sitzen in der gleichen Nacht die Kundin einer Leihbibliothek und ein Buchhandelslehrling; alle drei geben der Uhr, die ihre Finger drohend dem Morgen entgegenstreckt, immer wieder eine neue Frist; erregt sind sie alle, doch was den einen in Hitze versetzt, läßt den anderen kalt; würde der Doktorand erfahren, daß die Kundin der Leihbibliothek das Buch einfach „spannend“ findet, er würde sich eine solche Beleidigung seines Autors verbitten: er liebt die Härte des Stils, der Lehrling ist von des Autors Sanftmut entzückt.

Schade, daß die Brüderschaft, die zwischen den dreien möglich sein müßte, nie gestiftet werden wird. Drei Leben? Dreihundert Leben haben sogar die Sorgenkinder der Verleger, und was besagen Ziffern wenn die Qualität des einzelnen Lebens unerforschbar bleibt? Bücher sind wehrlos wie ihre Urheber, sie erscheinen in Massen, gehen in Massen unter; vielleicht fischt sich einer der eben geboren wurde, wenn er fünfzehn ist, als ein Fünfzehnjähriger ein Buch aus der Kiste des Antiquars, das verramscht wurde bevor er noch geboren war – und wird vom Fieber ergriffen.

Die Eingeweihten, die Bücher schreiben, kritisieren, verlegen und verkaufen, wissen nicht, was sie anrichten; als ständiger Kongreß von Fachleuten fechten sie ihre Streitigkeiten in einer Geheimsprache aus, verteilen Ränge und Ehren, werden ärgerlich, wenn Bücher, die sie für schlecht befanden, plötzlich erfolgreich werden. Müßten sie nicht ebenso ärgerlich werden, wenn Bücher, die sie für gut befanden, erfolgreich werden?

Wer sich mit der hohen Verkaufsziffer eines Buches brüstet, dürfte sich nicht gleichzeitig mit der niedrigen eines Sorgenkindes brüsten; aber sie tun’s, liefern sich den Ziffern aus; wer das eine Buch durch Erfolg geadelt glaubt, dem anderen den Mißerfolg wie einen Orden umhängen kann, unterliegt dem gleichen Irrtum: daß Erfolg etwas besage. Ist Benn nicht mehr Benn, wenn seine Bücher gekauft werden, und bleibt die Miss Cullers nicht eine große Autorin, auch wenn ihre Bücher kaum gekauft werden? Ich könnte mir vorstellen, daß jener soeben geborene Leser, fünfzehn geworden, sich eins ihrer Bücher aus dem Ramschkasten fischt und vom Fieber ergriffen wird.

Nur selten werden Bücher eingestampft, sie leben also irgendwo weiter, sobald sie ausgeliefert sind, ihrem Schicksal überlassen; neu sind sie nur einen Augenblick lang; im zweiten Augenblick sind sie schon alt; drei Augenblicke alt oder siebzig Jahre, da ist kaum ein Unterschied; jedes Buch verändert die Welt, gibt schwarz auf weiß, was es zu sagen hat: über Bienenzucht oder über den heiligen Paulus, jedes mit einem fast unerträglichen Anspruch, mag es sich auch anspruchslos deklarieren; der Anspruch, anspruchslos zu sein, ist schwerer zu ertragen als der drohende Ernst des Propheten. Es gibt keine anspruchslosen Bücher.

Par Heinrich Böll

Prix Nobel de littérature (1972), Heinrich Böll (1917-1985) est davantage connu, en France comme en Allemagne, pour ses romans et ses nouvelles que pour ses essais. Victime du nazisme, ballotté pendant sept ans sur tous les fronts au gré des infortunes de la guerre, « cet ersatz d’aventure », il fait partie de cette génération d’écrivains de la moralisation née dans une Europe sacrifiée sur l’autel de la Barbarie. Pour l’écrivain colonais, il s’agit en premier lieu d’interroger son passé, de se pencher sur les questions de la culpabilité et de la responsabilité – qu’à l’instar du soldat Beckmann, héros bien malgré lui de Draussen vor der Tür, on aimerait pouvoir refiler à son prochain pour s’en débarrasser. Mais il s’agit aussi, dans cette Allemagne déchirée de l’après guerre, de proposer une identité culturelle allemande, de répondre à la délicate question posée par Adorno : Was ist Deutsch ? Pas de choix, donc, pour Böll : témoin de son temps, révolté mais jamais révolutionnaire, il a le besoin impérieux d’en brosser un tableau, rarement reluisant. Il va au fond des choses, descend au plus profond de la psyché humaine et l’on reconnaît là le grand romancier – il cherche, dans ses essais, à appréhender la réalité. Bas les masques ! Riez, vous autres, dans la salle obscure de votre cinéma, les yeux rivés sur ce stupide écran, alors qu’il y a peu vous vous couchiez dans la terreur.
L’éphémère, le pittoresque, ça n’intéresse pas Böll : il lui faut davantage. Partant d’une observation simple, souvent de lui même, dans la plus pure tradition essayiste qu’il est allé glanée en France, c’est la vérité morale des évènements qu’il recherche dans ses essais, une vérité désincarnée de l’histoire. Il veut mettre en garde, il veut avertir ses contemporains face à cette déréliction qui les guette, souvent avec naïveté.
Écrire permet donc à Böll de rentrer de plain pied dans son temps. Mais chez l’écrivain catholique, nulle place pour le désespoir : l’humanité est corrompue, pourtant Böll ne veut qu’une chose : révéler l’homme à lui-même en s’intéressant, dans ses nouvelles, ses romans ou ses essais, aux destinées individuelles, à l’unicité de chaque être humain et à ses souffrances – et c’est là tout le sens et la beauté de sa démarche. Il écrit alors dans une langue simple, une langue dont il sait qu’elle pourra toucher le plus grand nombre, sans prétention ni recherche esthétique, engoncée, même, de temps à autre. Qu’on se rassure cependant, et qu’on me permette d’opposer à ceux qui pensent que l’œuvre de Böll mourra lorsque les thèmes qu’elle traite seront tout à fait obsolètes, cette phrase de Reich-Ranicki : « tant qu’il y aura une littérature allemande, on se souviendra de lui avec respect et gratitude ». Je crois qu’il y a là quelque chose de vrai, et, lire pour la première fois ces quelques essais en langue française en est la preuve.
Pierre Malherbet

Texte paru sous le titre Bücher verändern die Welt dans Essayistische Schriften und Reden I, 1952-1963, Kiepenheuer und Witsch Verlag, Cologne, page 386.

Pierre Malherbet est venu à la traduction au cours de ses études de littérature comparée à dominante franco-allemande.

Depuis, il traduit de l’allemand vers le français pour différents éditeurs. De la littérature contemporaine pour Gallimard (Ferdinand von Schirach), des classiques pour Pocket (Stefan Zweig), de la littérature jeunesse pour Fleurus (Heidi), des ouvrages de typographie pour B42, etc.

Parallèlement à cette activité, il a travaillé chez différents éditeurs en France (Calmann-Lévy, 10/18) et en Allemagne (Suhrkamp). Il est actuellement chargé d’activité éditoriale au Centre Pompidou.

Travaux de traduction :

Bruno Apitz, L’enfant de la valise, Denoël, 2014.

Heinrich Böll, Le Cheveu qui est tombé de la tête, éditions Alidades, 2009.

Heinrich Böll, Du risque d’écrire, revue Europe, n°936, 2007.

T.S. Eliot, L’unité de la culture européenne, La Revue des revues, n°43, 2009.

Dieter Gräf, Entretien au sujet de Rolf Dieter Brinkmann, Le Chemin des Livres, n°22/23, 2012.

Leopold von Sacher Masoch, La Vénus à la fourrure, Pocket, 2013.

Ferdinand von Schirach, Crimes, Gallimard, 2011.

Ferdinand von Schirach, Coupables, Gallimard, 2012.

Ferdinand von Schirach, L’Affaire Collini, Gallimard, à paraître (juin 2014).

Patrick Roth, Nuit de lumières, éditions Alidades, 2012.

Stefan Zweig, Le joueur d’échecs & Lettre d’une inconnue, Pocket, 2013.

Stefan Zweig, 24 heures de la vie d’une femme & Voyage dans le passé, Pocket, 2014.

[1En français dans le texte