Gare aux livres !

La passion avec laquelle quiconque désire ardemment tel livre et avec laquelle il s’y perd prouve que lire est un processus d’un haut degré intellectuel. Noir sur blanc, en encre d’imprimerie sur le papier, se trouve quelque part une phrase : « Il vit ses cheveux sombres qui tombaient lâchement par-dessus le col de son manteau vert… » et le lecteur suit cette phrase, pénètre un monde, un monde où il peut entendre, sentir, voir et mourir de faim ; sur deux cents, trois cents pages, il suit ces lettres minuscules qui semblent n’être rien de plus qu’un long fil, mince et toujours sur le point de se rompre, qui le guide dans ce labyrinthe pour ne lui glisser de la main qu’une fois la dernière page lue jusqu’à la fin.

Le fil – cette mince chaîne de lignes qui se succèdent les unes aux autres – n’est que le fil d’Ariane au travers du labyrinthe des interlignes ; dans cette ligne de feu blanche se produit le monstrueux : la langue devient un monde, et plus que ça encore, parce que le monde est dépouillé, dans la langue, de tous les impondérables. Les mots produisent des infinis et le petit livre à la belle jaquette, acheté dans un magasin propre, emballé et remis par d’aimables libraires, devient quelque chose de violent, de dangereux : il rend le lecteur prisonnier, ne le délivre pas avant qu’il n’ait passé la dernière chicane du labyrinthe.

Ce n’est pas un hasard que toujours, là où l’esprit est vu comme un danger, les livres soient interdits en premier, les journaux et les périodiques livrés à la censure : entre deux lignes, sur cette minuscule ligne de feu blanche, on peut entasser de la dynamite, suffisamment pour faire sauter des mondes. En Pologne, avant la révolte d’octobre [1], certains numéros de journaux circulaient comme des reliques, on lisait des éditoriaux comme des articles de foi, les livres devinrent aussi précieux que chaque pain auquel les révoltés aspiraient.

Les livres ne sont pas toujours des amis paisibles, des consolateurs qui soignent les âmes comme l’on prend soin d’un jardinet avec de menus outils de jardinage : la langue est quelque chose de trop violent, de trop précieux pour qu’elle puisse servir de simple ornement. Elle est la propriété naturelle de l’homme la plus précieuse : pluie et vent, arme et amant, soleil et nuit, rose et dynamite ; mais jamais un seul de tous : elle n’est jamais inoffensive parce qu’elle contient une part de tout cela : pain et tendresse, haine, et chaque, vraiment chaque minuscule mot renferme toujours quelque chose – même si invisible, inaudible, inaccessible : la mort. Car tout écrit l’est contre la mort.

Traduit par Pierre Malherbet

Die Leidenschaft, mit der jemand nach einem bestimmten Buch verlangt und sich darin verliert, beweist, daß Lesen ein Prozeß von hohem geistigen Rang ist. Schwarz auf weiß, in Druckerschwärze auf Papier, steht irgendwo ein Satz: „Er sah ihr dunkles Haar, das lose über den Kragen ihres grünen Mantels fiel…“ und der Lesende folgt diesem Satz, tritt in eine Welt ein, eine Welt, in der er hören, riechen, sehen, hungern kann; über zweihundert, dreihundert Seiten folgt er diesen winzigen Buchstaben, die nichts weiter zu sein scheinen als ein langer Faden, ein zarter, leicht zerreißbarer, der ihn in diesem Labyrinth führt, ihm erst aus der Hand gleitet, wenn er die letzte Buchseite zu Ende gelesen hat.

Der Faden – diese zarte Kette aus Zeilen, die sich aneinanderreihen – ist nur der Leitfaden durch das Labyrinth der Zeilenabstände; in dieser weißen Schußlinie geschieht das Ungeheuerliche: Sprache wird Welt, wird mehr als sie, weil die Welt in der Sprache aller Imponderabilien entkleidet wird; Worte bringen Unendlichkeiten hervor, und das kleine Buch mit dem hübschen Schutzumschlag in einem sauberen Laden gekauft, von freundlichen Buchhändlern verpackt und überreicht, wird zu etwas Gewaltigem, Gefährlichem: es nimmt den Leser gefangen, entläßt ihn nicht eher, bis er auch den letzten Winkel des Labyrinths beschritten hat.

Es ist kein Zufall, daß immer da, wo der Geist als eine Gefahr angesehen wird, als erstes die Bücher verboten, die Zeitungen und Zeitschriften der Zensur ausgeliefert werden: zwischen zwei Zeilen, auf dieser winzigen, weißen Schußlinie kann man Dynamit anhäufen, genug, um Welten in die Luft zu sprengen. In Polen wurden vor dem Oktoberaufstand manche Zeitungsnummern wie Reliquien herumgereicht, wurden Leitartikel wie Glaubensartikel vorgelesen, Bücher wurden so kostbar wie jenes Brot, nach dem die Aufständischen verlangten.

Bücher sind nicht immer sanfte Freunde, Trostspender, die wie mit zierlichen Gartengeräten die eigene Seele wie einen kleinen Vorgarten pflegen: die Sprache ist etwas zu Gewaltiges, zu Kostbares, als daß sie zu bloßem Zierat dienen sollte, sie ist des Menschen wertvollster natürlicher Besitz: Regen und Wind, Waffe und Geliebte, Sonne und Nacht, Rose und Dynamit; aber niemals nur eins von diesen: sie ist nie ungefährlich, weil sie von allem etwas enthält: Brot und Zärtlichkeit, Haß, und in jedem, jedem winzigen Wort ist etwas immer enthalten, wenn auch unsichtbar, unhörbar, unnahbar: Tod. Denn alles Geschriebene ist gegen den Tod angeschrieben.

Par Heinrich Böll

Prix Nobel de littérature (1972), Heinrich Böll (1917-1985) est davantage connu, en France comme en Allemagne, pour ses romans et ses nouvelles que pour ses essais. Victime du nazisme, ballotté pendant sept ans sur tous les fronts au gré des infortunes de la guerre, « cet ersatz d’aventure », il fait partie de cette génération d’écrivains de la moralisation née dans une Europe sacrifiée sur l’autel de la Barbarie. Pour l’écrivain colonais, il s’agit en premier lieu d’interroger son passé, de se pencher sur les questions de la culpabilité et de la responsabilité – qu’à l’instar du soldat Beckmann, héros bien malgré lui de Draussen vor der Tür, on aimerait pouvoir refiler à son prochain pour s’en débarrasser. Mais il s’agit aussi, dans cette Allemagne déchirée de l’après guerre, de proposer une identité culturelle allemande, de répondre à la délicate question posée par Adorno : Was ist Deutsch ? Pas de choix, donc, pour Böll : témoin de son temps, révolté mais jamais révolutionnaire, il a le besoin impérieux d’en brosser un tableau, rarement reluisant. Il va au fond des choses, descend au plus profond de la psyché humaine et l’on reconnaît là le grand romancier – il cherche, dans ses essais, à appréhender la réalité. Bas les masques ! Riez, vous autres, dans la salle obscure de votre cinéma, les yeux rivés sur ce stupide écran, alors qu’il y a peu vous vous couchiez dans la terreur.
L’éphémère, le pittoresque, ça n’intéresse pas Böll : il lui faut davantage. Partant d’une observation simple, souvent de lui même, dans la plus pure tradition essayiste qu’il est allé glanée en France, c’est la vérité morale des évènements qu’il recherche dans ses essais, une vérité désincarnée de l’histoire. Il veut mettre en garde, il veut avertir ses contemporains face à cette déréliction qui les guette, souvent avec naïveté.
Écrire permet donc à Böll de rentrer de plain pied dans son temps. Mais chez l’écrivain catholique, nulle place pour le désespoir : l’humanité est corrompue, pourtant Böll ne veut qu’une chose : révéler l’homme à lui-même en s’intéressant, dans ses nouvelles, ses romans ou ses essais, aux destinées individuelles, à l’unicité de chaque être humain et à ses souffrances – et c’est là tout le sens et la beauté de sa démarche. Il écrit alors dans une langue simple, une langue dont il sait qu’elle pourra toucher le plus grand nombre, sans prétention ni recherche esthétique, engoncée, même, de temps à autre. Qu’on se rassure cependant, et qu’on me permette d’opposer à ceux qui pensent que l’œuvre de Böll mourra lorsque les thèmes qu’elle traite seront tout à fait obsolètes, cette phrase de Reich-Ranicki : « tant qu’il y aura une littérature allemande, on se souviendra de lui avec respect et gratitude ». Je crois qu’il y a là quelque chose de vrai, et, lire pour la première fois ces quelques essais en langue française en est la preuve.
Pierre Malherbet

Texte paru sous le titre Vorsicht ! Bücher ! dans Essayistische Schriften und Reden I, 1952-1963, Kiepenheuer und Witsch Verlag, Cologne, page 306.

Pierre Malherbet est venu à la traduction au cours de ses études de littérature comparée à dominante franco-allemande.

Depuis, il traduit de l’allemand vers le français pour différents éditeurs. De la littérature contemporaine pour Gallimard (Ferdinand von Schirach), des classiques pour Pocket (Stefan Zweig), de la littérature jeunesse pour Fleurus (Heidi), des ouvrages de typographie pour B42, etc.

Parallèlement à cette activité, il a travaillé chez différents éditeurs en France (Calmann-Lévy, 10/18) et en Allemagne (Suhrkamp). Il est actuellement chargé d’activité éditoriale au Centre Pompidou.

Travaux de traduction :

Bruno Apitz, L’enfant de la valise, Denoël, 2014.

Heinrich Böll, Le Cheveu qui est tombé de la tête, éditions Alidades, 2009.

Heinrich Böll, Du risque d’écrire, revue Europe, n°936, 2007.

T.S. Eliot, L’unité de la culture européenne, La Revue des revues, n°43, 2009.

Dieter Gräf, Entretien au sujet de Rolf Dieter Brinkmann, Le Chemin des Livres, n°22/23, 2012.

Leopold von Sacher Masoch, La Vénus à la fourrure, Pocket, 2013.

Ferdinand von Schirach, Crimes, Gallimard, 2011.

Ferdinand von Schirach, Coupables, Gallimard, 2012.

Ferdinand von Schirach, L’Affaire Collini, Gallimard, à paraître (juin 2014).

Patrick Roth, Nuit de lumières, éditions Alidades, 2012.

Stefan Zweig, Le joueur d’échecs & Lettre d’une inconnue, Pocket, 2013.

Stefan Zweig, 24 heures de la vie d’une femme & Voyage dans le passé, Pocket, 2014.

[1Böll fait probablement référence au soulèvement étudiant et ouvrier en Pologne (Poznan, Varsovie...) de septembre-octobre 1956