La nouvelle écriture théâtrale des Balkans et d’ailleurs
Merci à Miloš Lazin, metteur en scène, auteur, professeur d’art dramatique, dramaturge et conseiller littéraire.

Nous le remercions chaleureusement de nous avoir confié l’article ci-dessous, paru initialement in Le Cahier de théâtre Jeu, Montréal, n° 120, octobre 2006, pp. 70-76.


L’écrivain est de retour sur les scènes européennes. Ce mouvement est évident depuis une dizaine d’années, mais a sans doute été amorcé au milieu de la décennie précédente [1]. La « nouvelle écriture théâtrale » n’est pour l’instant définie que dans l’aire britannique [2] ; il me semble par contre évident qu’elle concerne d’autres auteurs (européens ou non) de la même génération (âgés de quarante ans ou moins).

Fait unique dans l’histoire de la dramaturgie moderne, il n’y a pas de chef de file. Une génération de jeunes auteurs, de Los Angeles à Vladivostok et d’Oslo à Téhéran, s’est trouvée, sans contacts personnels directs, devant le même monde bouleversé. Éparpillée, elle a poussé à l’instar des sites d’Internet.

Oui, on est face à un théâtre « mondialisé ». Lui aussi !

Malgré la diversité stylistique, parfois même antagoniste, chez les auteurs mentionnés, on pourrait retenir plusieurs points communs. Premièrement, la scène est considérée comme un espace de découverte de notre monde, rompant ainsi avec le postmodernisme, qui l’avait traitée comme une image, un espace de l’imaginaire. Mais ce nouveau théâtre n’essaie pas de représenter le réel, plutôt de déconstruire sa conception régnante. Deuxièmement, les pièces sont pour la plupart conçues comme un défi et même comme une attaque envers le spectateur ; elles désirent le sortir de sa passivité de consommateur d’images et de messages. Troisièmement, la démarche de départ est anti-illusionniste, même antithéâtrale, face à la mondialisation du spectacle [3]. Quatrièmement, la motivation principale n’est ni l’écriture d’une œuvre littéraire ni celle d’un (pré)texte pour une représentation scénique, mais la création de matériaux pour une perception différente et une nouvelle vision du monde. D’où la nécessité d’un nouveau rapport de force dans la chaîne de production théâtrale.

LE THÉÂTRE COMME MAPPA MUNDI

Chez les auteurs de la nouvelle écriture théâtrale, on pourrait distinguer trois types de structure de texte : les pièces déterminées par la textualité, en l’absence d’un échange dialogué, d’une situation reconnaissable ou de personnages [4] ; les œuvres où certaines situations reconnaissables sont plongées dans une structure fantasmagorique, très souvent inspirées par des légendes ou contes (jeu dans le jeu) [5] ; les structures d’apparence réaliste (simulation de situations réelles, forme de mimésis), organisées autour de personnages qui découvrent peu à peu que leur réalité n’est qu’un leurre [6].

Les structures ne sont pas utilisées comme un outil esthétique, éthique ou idéologique ; elles ne dessinent pas une dramaturgie de représentation, mais sont à la recherche de la dramaturgie d’un monde qui paraît irreprésentable. Ce qu’il est… probablement. Ainsi, le drame sur la scène est remplacé par le drame d’un monde. Différentes méthodes de déconstruction sont utilisées comme instruments de sa compréhension. Elles visent aussi souvent à le re-conceptualiser. Le monde n’est plus donné, il faudrait le réinventer. Le conflit dramatique n’est plus sur la scène, mais entre celle-ci et la salle, entre la défection d’un monde et les clichés qui le représentent. Il surgit de la présence même du spectateur…

DE LA GUERRE À LA SCÈNE

La nouvelle écriture théâtrale pourrait être vue comme la conséquence de la prise de conscience de deux fins qui ont eu lieu au début des années 90 : celle des explications idéologiques du monde (avec la chute du mur de Berlin) et celle de l’utopie des Lumières sur le progrès inéluctable de l’humanité (la prolifération des crimes dans les Balkans, une année plus tard).

Ces événements ont été de véritables déclencheurs pour la nouvelle écriture théâtrale ; ils ont signé la fin d’une double illusion, celle de la paix éternelle au sein de la civilisation occidentale et celle de son bien-être comme modèle planétaire. Le sentiment de « légèreté de l’être » fut ébranlé. Tout comme l’idée que les problèmes liés à la re-définition des identités collectives, à la chute du communisme ou encore à la montée des inégalités étaient réservées à des régions maudites. L’Europe, avec sa politique désincarnée et son impuissance face aux guerres yougoslaves, l’Europe qui s’illusionne dans la prospérité et a abandonné la foi et les idéologies, s’oblige à vivre à nouveau avec la conscience du caractère inévitable du mal comme partie intégrante de sa civilisation [7].

DANS LA GUEULE DU DÉSASTRE

Jamais dans l’histoire des cultures yougoslaves la littérature dramatique n’a été aussi présente à l’étranger qu’aujourd’hui : les sept pièces de Biljana Srbljanović ont été montées plus de 140 fois dans 34 pays, du Chili au Kazakhstan et de la Suède à l’Australie [8] ; les trois pièces du Sarajévien Almir Imširević sont déjà publiées en France ; le dramaturge Macédonien Dejan Dukovski est monté d’Athènes à Stockholm, au Gate Theatre de Londres comme au Deutches Schauspielhaus de Hambourg (où il était auteur en résidence en 2002-2003) ou à Lille (par Stuart Seide, en 2009) ; la Zagréboise Ivana Sajko a vu ses pièces jouées dans cinq théâtres allemands, en Espagne, en Australie, au Monténégro, aux Pays-Bas et en France [9].

Cette génération a grandi et mûri à l’ombre de la décomposition d’un État et des normes sociales qu’il avait engendrées, à l’ombre des destructions guerrières. L’euphorie nationaliste en Serbie et en Croatie au tout début des années 90, puis en Macédoine à la fin de la décennie, a certes offert un modèle d’uniformisation intellectuelle mais, paradoxalement, la destruction des conceptions et des repères de la communication culturelle alors en vigueur a ouvert, à sa façon, un espace de liberté : celui d’un questionnement au-delà du désespoir… Une liberté pareille est inimaginable dans les sociétés patriarcales traditionnelles, telles que sont, de façon inconsciente, les sociétés yougoslaves.

Dix ans après la naissance du mouvement, on pourrait déjà discerner deux générations d’auteurs. D’une part les « pionniers » de la nouvelle écriture européenne, réagissant de façon épidermique aux horreurs de la guerre et à l’explosion de la violence dans tous les pores de la société : Biljana Srbljanović en Serbie, Matjaž Zupančič en Slovénie, Filip Šovagović en Croatie, Almir Imširević et, premier chronologiquement, Dejan Dukovski. D’autre part, des auteurs plus jeunes, « successeurs », inspirés par l’écriture de Sarah Kane, Martin Crimp ou par le « théâtre postdramatique » : Ivana Sajko et sa compatriote Nina Mitrović, la Belgradoise Maja Pelević, le Sarajévien Almir Bašović.

Depuis dix ans, les sujets également ont évolué : la guerre et la violence au quotidien dominaient jusqu’au début des années 2000 ; aujourd’hui, c’est plutôt le pessimisme social (l’évolution est perceptible au sein de l’œuvre d’un même auteur, chez Biljana Srbljanović par exemple).

La vision qu’ont ces auteurs de leur monde est noire. Mais la simple tentative de le capter, de le déchiffrer, de le décoder, fait naître l’espoir. Comme le dit le dramaturge français Enzo Cormann :

[...] Décapée par le culot et l’insolence des nouvelles générations, cette espérance nouvelle paraît débarrassée des espoirs qui embrasèrent la région : vieux rêves nationaux, fantasmes hégémoniques, perspectives revanchardes… […] Il paraît assez clair que Milena Marković, Asja Srnec-Todorović, Maja Pelević et Ivana Sajko ont en commun avec l’auteur d’Esperanza , Žanina Mirčevska, de ne plus rien attendre des discours, des hommes et des espoirs du siècle passé. Leur désespoir n’est en effet pas tant mélancolique que réfractaire au machisme, au patriarcat, au nationalisme, à l’hybris, aux mirages consuméristes comme aux idéaux collectivistes, aux représentations univoques, aux embrigadements de tous ordres… […] Cette Esperanza est d’abord une énergie remarquable d’inventer, de s’assembler, de produire, dans des contextes souvent difficiles, pour ne pas dire hostiles ; énergie de voyager, de traduire, de diffuser, de sortir des habits trop étroits de la nationalité et de la langue ; énergie de s’émanciper de la tutelle symbolique des maîtres, comme des réflexes d’autocensure ; énergie de désespérer de l’avenir, en tant qu’il est bégaiement exacerbé du passé, et nullement triomphe du « progrès » historique cher aux positivistes.

Ce que nous dit cette nueva esperanza (observable aussi bien en Nouvelle-Castille qu’en Bosnie-Herzégovine), c’est que la lucidité sur l’état du monde doit désormais primer le formatage idéologique ou l’esprit de rébellion. […] Elle manifeste de surcroît que le monde n’a décidément rien d’absurde […] Mal fichu, grotesque, infernal, esquinté, sans doute, mais tellement réel qu’il devient in-visible, ir-regardable au quotidien, le monde a besoin d’un théâtre pour « aller se faire voir » [10].

Voir Des thèmes et des pièces

Par Miloš Lazin

Version actualisée de l’article de Miloš Lazin in Le Cahier de théâtre Jeu, Montréal, n° 120, octobre 2006, pp. 70-76.

[1L’histoire du théâtre, qui aime user de mythes et, ainsi, transformer les événements marquants en symboles, retiendra comme naissance de ce mouvement la date de janvier 1995 avec la création des Anéantis à la Royal Court de Londres. Sarah Kane, en inscrivant sa souffrance autant dans son œuvre que dans sa vie, en devient en quelque sorte la « prophète » (à la manière d’un Antonin Artaud pour le théâtre « d’avant-garde » des années 60).

[2Aleks Sierz, In-Yer-Face Theatre, British Drama Today, Londres, Faber and Faber, 2001, 250 p. ; Jean-Marc Lanteri (éd.), Ecritures contemporaines 5. Dramaturgies britanniques (1980-2000), Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2002, 220 p.

[3Guy Debord est de retour… s’il nous avait jamais quittés. Voir La Société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, 209 pages.

[4Manque et 4.48 psychose de Sarah Kane, Atteintes à sa vie de Martin Crimp, la majorité des textes de Evgéni Grichkovets, La Femme bombe de Ivana Sajko.

[5Incendies de Wajdi Mouawad, Europe de David Greig, Histoires de famille et Supermarché de Biljana Srbljanović, Le Diable en partage de Fabrice Melquiot, les pièces de René Pollesch, Dea Loher et Roland Schimmelpfennig, de Jean-Daniel Magnin, Rodrigo Garcia, Jon Fosse et Amir Reza Koohestani…

[6Trilogie de Belgrade de Biljana Srbljanović, The architect de David Greig, la majorité des pièces de Daniel Keene, The Corridor de Matjaž Zupančić, Visage de feu de Marius von Mayenburg, Shopping & Fucking et Some Explicit Polaroids de Mark Ravenhill, Guerre de Lars Norén.

[7Le témoignage de Sarah Kane est indicatif : « Pour Anéantis je crois qu’il s’est agi d’une réaction immédiate à certains faits alors que la pièce commençait d’exister. Je savais que j’avais envie d’écrire une pièce sur un homme et une femme dans une chambre d’hôtel, et qu’il y avait entre eux un déséquilibre de pouvoir si total qu’il en résultait un viol. J’y travaillais depuis quelques jours lorsqu’une nuit, faisant une pause dans mon travail, j’ai pris le journal télévisé et il y avait le visage d’une très vieille femme à Srebrenica, qui ne faisait que pleurer en regardant la caméra, et elle disait : ‘Je vous en prie, je vous en prie, que quelqu’un nous aide, oui, nous avons besoin que les Nations Unies viennent ici et nous aide (il s’agit de la visite du général Morillon à Srebrenica, « région protégée des Nations Unies », en mars 1993, NdA) Je me suis dit : ‘C’est absolument horrible, et moi je suis là à écrire cette pièce ridicule sur deux personnages dans une chambre. Ça rime à quoi de continuer ?’ Donc, c’est sur ça qu’il fallait que j’écrive, mais quand même cette histoire entre l’homme et la femme m’attire toujours. Alors, je me suis demandé : ‘Quel pourrait bien être le lien entre un viol banal dans une chambre d’hôtel de Leeds et ce qui se passe en Bosnie ?’ Et brusquement ça a fait tilt et je me suis dit : « Mais bien sûr, c’est évident – le premier est la graine et l’autre est l’arbre.’ Je pense vraiment que les germes d’une guerre de grande ampleur se trouvent toujours dans la civilisation en temps de paix » (in Graham Saunders, Love me or kill me. Sarah Kane et le théâtre, Paris, L’Arche, 2004, p.73).

[8Voir mon article : « À quoi tient le succès de Biljana Srbljanović » dans Le Théâtre d’aujourd’hui en Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie et au Monténégro, sous la direction de Paul-Louis Thomas et Sava Andjelković, Revue des études slaves, Tome LXXVII, fascicule 1-2 Paris, Institut d’études slaves, 2006, p.217-243

[9Cie. Mappa Mundi et France Culture, les deux en 2008.

[10Enzo Cormann, « L’énergie du désespoir », extraits de l’éditorial du programme du festival Regards croisés, Grenoble, 16-21 mai 2006.